mercredi 6 novembre 2019

Ces Retrouvailles



Voilà,
Je ne parviens pas à écrire sur ces retrouvailles début Septembre, lors de l'anniversaire de ma très chère amie Delphine, dans la maison du Loir et Cher, parce que j'en ai été fort secoué et que depuis je me sens dans un état étrange.  Delphine et moi nous connaissons depuis quarante-six ans. Nous nous croisons de temps à autre à Paris. Entre mes dix-sept et mes trente et un ans nous sommes beaucoup vus. C'est la petite sœur d'Agnès, mon premier amour avec laquelle, lorsque nous nous sommes séparés, nous avions passés la moitié de notre vie ensemble. Elle sont toujours là les trois sœurs. Les filles de Philippe et Dominique. Laurence, Agnès et Delphine. C'était ma famille.
La première image de Delphine qui s'est imprimée dans ma mémoire je m'en souviens très bien. Hilare, et plutôt moqueuse. Elle devait avoir quatorze ans. C'était un dimanche midi rue de Vaugirard. J'y avais été invité pour déjeuner. Pour mes parents c'était bizarre. C'était la première fois que j'étais invité chez des gens qu'il ne connaissaient pas. Ma génitrice avait insisté pour que je n'arrive pas les mains vides, et en effet lorsqu'elle m'a ouvert la porte Delphine a vu un gars légèrement emprunté avec un modeste bouquet de fleurs à la main, et elle m'a souhaité le bonjour en se foutant un peu de ma gueule. Je débarquai dans un monde étrange, dans une famille à la fois bourgeoise et assez anticonformiste. Le repas m'avait un peu décontenancé. Ce jour là le père n'était pas là. On ne mangeait pas une entrée, un plat principal et un dessert, mais on picorait dans une multitude de plats différents autour d'une table ronde dans la cuisine dont la fenêtre donnait sur la tour Montparnasse en construction, qui n'était encore qu'une colonne de béton centrale autour de laquelle on montait les différents étages.
Mais je reviens à ce week-end. Il y avait là beaucoup de gens que je n'avais pas revus depuis dix ans vingt ans et même quarante. Et puis ceux que j'avais connus enfants, qui jouaient dans mon salon et qui sont à présent parents. Pendant ces deux jours j'ai vu défiler une grande partie de mon existence, et aussi des possibilités inaccomplies de ma vie. C'était en même temps merveilleux, étrange, déconcertant, paradoxal. Je me sentais à la fois bien et complètement déconnecté. Intensément dans le présent tout autant que dans le passé, errant dans une familière étrangeté, comme si j'avais absorbé une substance hallucinogène. Moi qui ne vais pas souvent dans les fêtes, j'avais accepté l'invitation, sans doute parce que je me suis dit qu'il n'y aurait peut-être plus beaucoup d'occasion de s'apercevoir, parce que désormais bien des choses vont probablement avoir la saveur des dernières fois sans que je ne le réalise vraiment. Peut-être d'ailleurs m'avait on invité persuadé que de toute façon je déclinerais la proposition comme il m'est arrivé tant de fois de le faire. Enfin bref j'y étais. Je devais avoir l'air idiot. Je crois que je n'ai jamais autant souri bêtement.

En fait, Je n'avais rien anticipé, rien imaginé. À cause de ma prosopagnosie j'ai mis un certain temps à reconnaître des gens jeunes, à refaire des connections, à deviner qui est la fille ou le fils de qui. Pareil pour la maison. Il y avait des pièces que j'avais totalement oubliées. Ou qui avaient complètement changé. Les arbres dans le jardin avaient poussé. Tout me racontait que les années avaient passé sans moi, et plus que jamais je me sentais comme un vieil enfant qui somme toute s'est bien peu aventuré. Je réalisais que j'avais tout fait en dépit du bon sens et un peu trop tard. Ou peut-être n'avais-je rien fait rien choisi, Je m'étais laissé porter au gré de ma fantaisie, et parfois au gré de celle des autres. J'ai toujours eu l'impression de ne pas vraiment coïncider avec la réalité, d'être toujours plus ou moins en décalage, inadéquat. Au fond j'ai toujours pensé que ma présence au monde était une anomalie, un accident et que j'étais en trop. Du moins, tant que je vivais avec mes géniteurs. Ensuite beaucoup d'amour m'a été donné et d'amitié. Oui c'est pour ça que j'avais accepté l'invitation. Parce que certains parmi ces gens avaient été ma famille et que j'avais grandi avec eux. Et que même si nos chemins s'étaient séparés, ils étaient toujours là, et leur empreinte demeurait en moi, indélébile. Qu'ils devaient bien se souvenir quelle sorte d'infirme de l'existence je suis, et qu'ils ne m'en tiendraient pas trop rigueur. Mais quand même, il y a toujours eu ce sentiment d'être en inadéquation. Jamais à la bonne place. Peut-être même que lorsque je mourrais, j'aurais encore la sensation que ce n'est pas tout à fait à moi que cela arrive.

J'ai, en particulier revu Suzan, la correspondante anglaise de Delphine, qui était à Châteaudouble en 1973, lorsque Dominique avait transformé la maison en une colonie de vacances pour les amis et amies des filles. Nous ne sous étions pas retrouvés depuis, et ce fut quelque chose de fort et de chaleureux. Comme si ces quarante six ans n'avaient été qu'une parenthèse. C'est cela qui me trouble.

Dans cette parenthèse je suis tout de même devenu le père d'une fille intelligente et talentueuse qui m'émerveille qui d'ici peu sera déjà une adulte. Il a fallu donner plus d'amour que je n'en possédais et faire preuve d'un courage que je n'avais pas, pour qu'elle vienne au monde, pour qu'une femme qui n'a jamais pris la mesure de ce qui m'inquiétait, la porte et la délivre, et fasse de moi un homme que je n'imaginais pas être. Et pour cela, pour cette obstination, pour ce désir, qui n'était pas simplement pas juste un désir d'enfant, mais aussi que je sois le père de cet enfant, je lui suis reconnaissant. Ma fille a donné un autre sens à ma vie. Par la suite des choses, des comportements, des valeurs acquises au contact de cette famille, lui ont été transmises. Si ma fille lorsqu'elle était petite, s'est endormie en écoutant des suites de Bach, ou le concerto pour clarinette de Mozart, ou des pièces de Vivaldi, c'est que j'ai découvert ça grâce à eux qui m'ont en partie éduqué.
Ma vie a pris un autre tour... Je ne suis sûrement pas devenu ce que je souhaitais être. Sous bien des aspects je m'y suis pris comme un manche, j'aurais peut-être du faire quelques concessions à un moment donné, maisj'en étais bien incapable. Et puis je ne me suis jamais vraiment projeté dans le futur. Je crois que j'ai toujours eu un problème avec le temps. Je ne pensais pas que j'arriverai jusque là. J'ai oublié d'arriver à maturité. Je suis passé directement d'immature à blet.
 Tout cela est très confus. J'ai du mal en ce moment à faire la part des choses. La vie n'est pas simple ces temps-ci. Je pense à ces trois vers d'Aragon "La pièce était-elle ou non drôle / Moi si j'y tenais mal mon rôle / C'était de n'y comprendre rien". Plus que jamais, j'en suis là. Les temps redeviennent difficiles. Vieillir, je ne trouve pas ça terrible pour le moment. Ça passe trop vite une vie. Comme l'a dit je ne sais plus trop qui, la vieillesse vient trop vite et la sagesse trop tard.
Mais est-ce bien le lieu où raconter tout ça, et le moment de le faire ?
D'ailleurs est-ce bien nécessaire ? Et pourquoi ne puis-je m'en empêcher ?
Quoiqu'il en soit, ce fut un beau weekend. Deux mois déjà.
Depuis, j'ai retrouvé des images du temps où nous étions insouciants...
Quand je laissais les sœurs me maquiller et que je ne rechignais pas à me déguiser.
"Ah jeunesse ! (il marmonne quelque chose qu'on ne peut pas comprendre) la vie, elle a passé, on a comme pas vécu (il se couche)" . Firs, dans "La Cerisaie" de Tchekhov


3 commentaires:

  1. J'ai lu et relu ton billet. Billet, non. Beaucoup plus que cela. Quelque chose que je ne sais pas vraiment nommer. Du moins pour l'instant.
    "Mais est-ce bien le lieu où raconter tout ça ?" J'y répondrai par une autre question : est-ce qu'un livre est le lieu adéquat pour y raconter ce que nous racontent les écrivains ?
    Est-ce le moment de le faire, te demandes-tu. La réponse est clairement oui. La preuve, c'est que tu l'as fait et que c'est sorti ces derniers jours ou ces dernières semaines, que tout ça te travaillait depuis ce week-end-là.
    J'ai lu et relu pour comprendre au mieux. Je pense avoir compris certaines choses. Il y a certainement des choses que je n'ai pas saisies, malgré toute l'attention que je leur ai porté.
    Les photos de jeunesse constituent, si j'ose dire, la cerise sur le gâteau. Le fait que tu aies décidé de les partager maintenant avec les lecteurs de ton blog, n'est évidemment pas un hasard. Mais toi seul peux connaître la réponse à cette question du timing.

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  2. I enjoyed this post very much Kwarkito, you express your emotions well, I agree with Francis above, perhaps it is time for a book. I loved the photos, you look fabulous in your top hat 💜

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