jeudi 18 mai 2023

Pas besoin de chercher midi à quatorze heures

 
Voilà, 
c'était aussi simple que ça, il n'y avait pas besoin de chercher midi à quatorze heures, je n'en pouvais plus, j'en avais ma claque, ras-le-bol, ras-la-casquette, plus la force, la foi, le courage, l'énergie de faire face à son indécision, à ses atermoiements, à sa paresse égoïste. C'était physique aussi, je ne supportais plus sa mollesse d'universitaire petite-bourgeoise-bohème ni ses caprices d'enfant gâtée qui pensait que tout lui était dû. 
Parfois elle donnait l'impression qu'elle s’imaginait qu'on était à l’intérieur de sa tête, nous les deux interprètes qu'elle avait sollicités. Elle regardait la scène et nous demandait de recommencer sans indiquer ce qu'elle voulait. Parfois elle baillait quand on proposait de possibles solutions. Si on le lui faisait remarquer elle nous expliquait qu'elle était fatiguée.
Avais-je attendu d'elle plus qu’elle n’était en mesure de donner ? Probable. Sinon je ne me serais pas investi bénévolement dans cette affaire. Toujours est-il qu’il était clair désormais qu'elle n'avait rien à m'apporter intellectuellement, artistiquement, humainement. Je m'étais trompé sur son compte, et je n'avais pas envie de persévérer dans mon erreur. C'est cela que je me reprochais le plus, d'avoir espéré un miracle, une fulgurance, une inspiration qui eût donné à ce projet une autre dimension. Après tout il lui était arrivé d'écrire de bonnes choses auparavant. Mais là vraiment, elle n'était pas très inspirée. Ce n'était pourtant pas faute d'avoir fait des suggestions, des propositions. Sans doute était-elle incapable de trouver la juste distance pour raconter cette relation entre un père et une fille sur fond de rupture sentimentale. En outre, bien que prof d'université avec un titre de docteur en arts du spectacle (ce qui est quand même assez croquignolet) elle se trouvait totalement dépourvue de méthode et d’imagination. 
Était-ce une marque de vieillesse, ou parce que, sentant confusément que le temps m'était compté, je n'avais pas envie de dilapider mon énergie à des foutaises, à une histoire personnelle dénuée d'intérêt, racontée sans originalité ni fantaisie.
Ou bien manquais-je de patience, d'indulgence ? 
Bien sûr il y a des acteurs qui ont besoin de jouer à tout prix (ce qui la plupart du temps veut dire gratuitement), mais pas moi. Pas plus que les gens n'ont un besoin absolu de voir du théâtre, je n'ai besoin d'en faire. Bref, je n'avais pas envie de repartir pour une nouvelle série de répétitions. Une semaine par-ci, quinze jours par là. Et puis il y avait eu le Covid, et de nouveau une semaine ici, quelques jours là. Depuis le temps que ça durait, et que ça ne progressait pas. Et puis entre-temps elle avait fait un enfant. Sans doute avait-elle mieux à faire. Au moins ce projet avait-il servi à ça, pour elle. 
Cela m'est rarement arrivé dans ma vie de quitter un projet. Il y a aussi que pendant quelques mois, j'ai côtoyé une femme d'un authentique talent, d'une persévérance farouche, une véritable artiste ne ménageant pas ses efforts et mue par la nécessité de faire entendre ce qu'elle avait à dire. Qui plus est, respectant les partenaires qu'elle avait embarqués dans sa traversée, toujours soucieuse de leur bien-être et de leur confort. Cela sans doute y était pour quelque chose. 
Et puis, il y a eu "la goutte d'eau qui a mis le feu au poudre" comme disait Maurice Roche, injustement tombé dans l'oubli. Le petit détail apparemment insignifiant mais qui, ajouté à tout le reste m'a incité à prendre la fuite. "J'écris avec mon inconscient" s'était-elle exclamée un jour alors que je lui faisais part de quelques incohérences dans sa pièce ; "conasse pour qui tu te prends ? écris plutôt avec une gomme et un crayon pour faire des corrections" avais-je aussitôt eu envie de répondre, mais je m'étais ravisé par souci de bienséance, pour ne pas la blesser. Cette bêtise, cette prétention me sont cependant restés en travers de la gorge. Cela a suppuré quelques jours et puis  j'ai fini par lui cracher le morceau, c'était fini. 
Quelque jours après, marchant d'un pas léger rue Saint-Antoine, J'ai aperçu cette statue à laquelle jamais auparavant je n'avais prêté attention. C'était Beaumarchais, qui du haut de sa superbe, jetait un petit regard ironique sur les passants. Un grand auteur, lui, ce Beaumarchais qui en 1777, après le succès de sa pièce « Le Barbier de Séville »,  commença à militer pour la reconnaissance du droit d'auteur et créa avec quelques uns de ses semblables, le bureau de législation dramatique, dénommé société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) depuis 1829, et institution toujours en activité. Cette initiative trouva son application lors de la Révolution française, notamment avec l'abolition des privilèges et avec l'inscription des droits d'auteur dans la loi Le Chapelier de 1791 garantissant à tout écrivain ses droits patrimoniaux et moraux. J'ai fait un clin d'œil à Beaumarchais mais il ne m'a pas répondu. Poursuivant mon chemin par cette belle matinée d'hiver, j'ai songé que si ça continuait comme ça, il faudrait que je prenne congé de la basse-cour de l'espèce, que je me fasse ermite. Je me suis souvenu d'une fort jolie série d'émissions sur la solitude entendue l'été dernier. Oui peut-être suis-je devenu définitivement misanthrope, après tout. Quoi qu'il en soit, c'est précisément dans des salles situées à la SACD, que je répète en ce moment en vue d'une reprise de spectacle où j'ai toujours beaucoup de plaisir à retrouver mes partenaires..

6 commentaires:

  1. An impressive statue under a beautiful sky!

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  2. I did not know that was where copyright came frome nor that you were an actor? (Or playwright?) #SundayBest

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  3. We fall in love and we are sure we have found our impossible ideal. We fall out of love and our magical castle built in the air collapses, the ideal becomes commonplace, trite, full of hideous faults and unpardonable flaws... Beaumarchais has said it all before... Thank you for taking part in the "My Sunday Best" meme.

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