lundi 10 août 2015

L'Ineffable


Voilà,
depuis qu'il s'est cogné à la porte vitrée du magasin d'alimentation, le monde lui paraît plus indistinct, et son corps presque poreux, traversé de sensations jusque-là inconnues. Souvent Pablo Perdea se sent comme une feuille qui frémit sous le vent, et cette fragilité ne lui est pas désagréable. Il lui plaît de devenir peu à peu inconsistant, de se distraire de lui même, des souvenirs, et de toutes ces choses qui lui semblaient autrefois si importantes et auxquelles il n'accorde désormais qu'une attention distante voire de l'indifférence. L’instant qui passe n’est rien par lui-même mais il réunit tous les temps, le jadis le présent et l'avenir. Et, fugitif, labile, insaisissable dans sa toute puissance et sa fragilité il lui donne l'impression d'appartenir lui aussi à tous les temps, à la fois détaché de lui et immensément relié au monde. La vie n'a aucune obligation à son égard, il le sait, il pourrait aussi bien ne plus y être déjà. Un jour il avait commencé à rédiger la liste de toutes les fois où la mort l'avait frôlé, mais bien vite cette comptabilité lui avait paru absurde. Ce qui est sûr c'est que le bonheur de vivre n'aura tenu qu'à ces émois furtifs, ces moments de presque-rien où la pensée vagabonde avec les nuages, avec l'effluve d'un parfum, s'oublie dans la soudaine densité d'une lumière sur un paysage, se dissipe dans le chant du premier merle au matin ou la douceur de caresses prolongées et sans but que prodigue une amicale et bienveillante présence. Tout se mêle à présent : ces deux silhouettes assises face à l'océan et le mouvement de cette femme ramenant brusquement ses cheveux en arrière, une conversation récente où quelqu'un lui a appris que la lumière des toiles de Turner était due à l'explosion du volcan Tambora en Indonésie, une phrase lue dont il a oublié l'auteur : "un homme labyrinthique ne cherche jamais la vérité mais son Ariane", les bribes d'un rêve où Meudon était une station balnéaire...  Et dans la lumière de l'été, le jour est là offert comme le sourire d'un enfant rencontré par hasard.

3 commentaires:

  1. Ton texte est poignant, superbe.

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  2. je suis d'accord avec Colo. magnifiquement écrit

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  3. As well as I can trust the translation, I agree--- especially the last line! Marvelous! The picture is wonderful as well.

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