dimanche 8 octobre 2017

L'Etat policier


Voilà,
au risque de passer pour le mec ronchon et jamais content qui voit tout en noir, alors que bon oui quoi tout n'est pas si affreux quand même il suffit de s'asseoir et de méditer comme nous l'a benoîtement recommandé tout cet été Christophe André devenu une sorte de tête de gondole (je reste poli) dans le supermarché France Culture, il me paraît salutaire de relayer ce texte intitulé "Quand la liberté s'éteint en silence" paru dans Mediapart le 4 Octobre 2017 et signé d'Edwy Plenel. Si par ailleurs ce dernier me semble souvent contestable et quelquefois déplaisant à cause de son arrogance, il s'avère en la circonstance tout à fait pertinent dans cet article qui fait écho au lapsus de notre président
"L’Assemblée nationale a adopté, mardi 3 octobre, le projet de loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme. En faisant entrer dans le droit commun l’état d’urgence, une majorité de députés, socialistes compris, a ainsi choisi de sortir la France de l’État de droit.
Un État de droit est celui dont le droit protège n’importe lequel de ses résidents de l’arbitraire de l’État. C’est un État mis à l’abri de l’absolutisme administratif ou policier. C’est un État où l’État est subordonné à des règles de droit qui lui sont supérieures et qui s’imposent à son action. C’est un État dont les citoyens sont en sûreté parce qu’ils sont assurés de ne pas être livrés aux abus de pouvoir étatiques. C’est en somme un État où l’État ne fait pas la loi.
À cette aune, la France, depuis ce 3 octobre 2017, n’est plus un État de droit. Avec l’entrée dans le droit commun des principales dispositions dérogatoires aux droits fondamentaux et aux libertés essentielles qui caractérisaient l’état d’urgence, l’exception y est devenue la règle. Désormais, l’État, autrement dit ses préfets, son administration, sa police, pourra n’importe quand, n’importe où et contre n’importe qui, en prétextant du terrorisme, mettre en cause notre liberté de circulation, notre liberté de culte, notre droit à l’inviolabilité du domicile, notre droit à l’égalité devant la loi. Et le faire sans avoir à s’en justifier ou à en répondre devant un juge indépendant, dont la décision pourrait l’entraver ou le sanctionner. Avec ce vote écrasant, à l’Assemblée nationale, d’une majorité de la peur (415 voix contre 127, (lire ici le texte de loi adopté et là le dossier parlementaire), il y a désormais une loi des suspects en France. Sur de simples soupçons policiers qui, dans un véritable État de droit, seraient totalement insuffisants pour qu’ils se le permettent, l’administration étatique et son bras armé policier pourront dorénavant s’en prendre à un individu, l’immobiliser, l’entraver, le cibler, l’isoler, le mettre à part et à l’écart, bref le persécuter. Seuls juges du prétexte, le terrorisme, ils pourront, demain, après-demain, en étendre la notion, sans entraves aucune, au gré des émotions populaires et des idéologies dominantes.
La loi votée autorise en effet l’État, son administration, sa police, en dehors de tout contrôle judiciaire, à obliger un individu à « résider dans un périmètre déterminé », c’est-à-dire à ne plus pouvoir en bouger, à le frapper d’une « interdiction de paraître » dans un lieu précis, à soumettre son intimité domestique et familiale à des « visites domiciliaires », soit des perquisitions permettant des saisies, à étendre contrôles d’identité, fouilles de bagages et de véhicules à de vastes « périmètres de protection », à fermer un lieu de culte au seul motif des « idées et théories » qui y seraient diffusées, etc. Et ce n’est là qu’un résumé succinct d’une loi, la douzième loi sécuritaire en quinze ans, qui pousse jusqu’à son terme la corruption du droit par la police et de la preuve par le soupçon.
Aussi inconscients qu’égoïstes, aveugles aux autres et ignorants du passé, les apprentis sorciers qui ont ouvert cette boîte de Pandore liberticide se rassurent en se disant non concernés. Après tout, ne s’agit-il pas de combattre le terrorisme, ses crimes et ses réseaux ? C’est l’argument de l’urgence qui, prise pour l’essentiel, en vient toujours à perdre de vue l’urgence de l’essentiel – autrement dit des principes. C’est surtout l’argument aussi éculé que lâche de la fin qui justifie les moyens, au nom duquel, sous toute latitude, tout régime et toute époque, les libertés ont toujours été passées par pertes et profits. « Je considère que je n’ai pas à avoir peur des moyens de lutte contre le terrorisme parce que je ne me sens pas terroriste », a tôt déclaré le porte-parole du gouvernement, l’ex-socialiste Christophe Castaner, dont l’ancien parti (à cinq prudentes abstentions près) a soutenu sans réserve cette perdition qu’il avait lui-même initiée sous la présidence de François Hollande. Phrase terrible, qui résume ce sacrifice de l’idéal démocratique sur l’autel du terrorisme. Phrase aveugle, de gouvernants prêts à piétiner les libertés des autres pour tenter de justifier leur pouvoir.
« Nous cajolons la bête immonde », avertissait l’avocat François Sureau, défenseur intransigeant des libertés fondamentales, dans un entretien récent à Mediapart (lire ici). Sous l’état d’urgence prolongé mis en place par le gouvernement de Manuel Valls depuis la fin 2015, rappelait-il, « il y a eu 6 000 perquisitions administratives pour 41 mises en examen. Et sur les 41 mises en examen, 20 sont des mises en examen pour apologie du terrorisme, c’est-à-dire des crimes d’ordres intellectuel. Au cours de ces 6 000 perquisitions, vous avez parfois bousillé la vie des gens, vous êtes intervenu dans leurs libertés individuelles de manière brutale pour un résultat extrême faible ».
Et qui ne se souvient de l’utilisation de l’état d’urgence en 2015 et 2016 contre la société tout entière, d’abord les activistes écologiques lors de la COP21, puis les manifestants contre la loi El Khomri ? Qui oserait garantir que, sous ce pouvoir ou, après lui, sous un autre, ajoutant à l’obsession sécuritaire des obsessions idéologiques, autoritaires, identitaires, xénophobes, discriminatoires, etc., ce ne seront pas les militants de toutes les causes minoritaires, dissidentes et nouvelles, celles où s’inventent et se revendiquent des droits nouveaux, qui seront les victimes indistinctes de cet état d’urgence devenu permanent ? Qui pourrait jurer que, demain, ce ne seront pas eux les nouveaux « ennemis de la nation », terroristes en puissance ou terroristes en théorie, selon l’infernale logique des forces conservatrices et rétrogrades, décidées à faire la guerre à la société, à sa richesse et à sa diversité, à son autonomie et à ses luttes ?
Pire que le bruit des bottes, le silence des pantoufles Nous connaissons évidemment la réponse, tant les gouvernants et les élus qui, aujourd’hui, sacrifient nos libertés ne sont que de passage. Irresponsables, ils sacrifient la longue durée d’une démocratie vivante, par conséquent exigeante avec elle-même, au court terme de leur survie. Présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), Christine Lazerges avait pris date, dès juillet dernier, dans un entretien à Mediapart : « Si ce projet de loi est adopté et que l’extrême droite arrive un jour au pouvoir, la France serait dans une situation extrêmement difficile en matière de libertés. Un tel pouvoir n’aurait absolument rien à ajouter à ce texte. »
L’Histoire nous l’a appris, et notamment celle des circonstances – la guerre d’Algérie, guerre coloniale et guerre civile – où est né, en 1955, cet état d’urgence aujourd’hui définitivement légalisé et banalisé : l’introduction de dispositions liberticides est une gangrène qui finit par contaminer tout le corps légal, institutions, administrations, gouvernements. Nous venons de le vivre, en à peine deux ans : tout comme hier l’état d’urgence de 1955 avait débouché sur les pouvoirs spéciaux de 1956, où se déshonora une République tortionnaire, aujourd’hui l’état d’urgence prolongé de 2015 accouche sous nos yeux sidérés d’une remise en cause sans précédent de l’État de droit.
Dans son plaidoyer Contre l’état d’urgence (Dalloz, 2016), le juriste Paul Cassia (ici son blog sur Mediapart) rappelle cette mise en garde lucide d’un membre du Conseil d’État, Roger Errera : « Dès qu’une atteinte aux libertés apparaît, elle fait tache d’huile, elle est progressivement appliquée au-delà des limites fixées au début, quelles que soient les promesses, les barrières et les hésitations, et à d’autres que ceux qui étaient initialement visés. Il arrive même qu’elle s’institutionnalise et que, fruit de l’urgence, elle devienne permanente. » C’était en 1975, il y a plus de quarante ans, et nous y sommes, hélas ! Qui plus est avec un État qui ne peut même plus compter sur la génération de ces hauts fonctionnaires à principes qui, ayant souvenir de Vichy ou de l’Algérie, savaient que la banalisation de l’état d’urgence était la brèche par laquelle le totalitarisme ou, du moins, ses pratiques niant les droits humains avaient fait leur chemin, sous couvert d’une administration ou d’un régime républicains. Dans son entretien à Mediapart, François Sureau soulignait ce terrible renoncement qui, depuis trois décennies, a progressivement gagné presque tout le spectre politique : « Les grandes voix du passé portaient un projet collectif de liberté, et pas seulement un projet individuel. »
Comment ne pas interroger le silence collectif, abyssal, qui accompagne ce saut dans l’inconnu ? « Pire que le bruit des bottes, le silence des pantoufles » : attribuée à l’écrivain suisse Max Frisch, ce constat n’a jamais été aussi pertinent. L’ensemble des défenseurs des droits humains, rassemblés dans ses locaux par la CNCDH, tout comme les experts qui en ont officiellement la charge aux Nations unies, se sont solennellement dressés contre cette dérive. Ces experts des droits de l’homme mandatés par l’ONU n’y ont pas été de main morte, estimant que « plusieurs dispositions du projet de loi menacent l’exercice des droits à la liberté et à la sécurité personnelle, le droit d’accès à la justice, et les libertés de circulation, d’assemblée pacifique et d’association, ainsi que d'expression, de religion ou de conviction »
En vain, rien n’y a fait. Pas un écho, pas un regret, pas une nuance, pas une réserve, pas un recul. Pis, à l’Assemblée nationale, la majorité dévotement dévouée au président qui l’a fait élire s’est empressée de durcir les dispositions les plus controversées que le Sénat, dans sa vieille sagesse, avait tenté d’amoindrir. Cette prétendue société civile qui, surgie de nulle part, prétendait renouveler la politique, via la dynamique du mouvement En Marche! et de son dégagisme parlementaire revendiqué, se révèle sourde et aveugle à la société. Seule la gauche de la gauche – les députés communistes et insoumis reprenant le flambeau des six socialistes frondeurs et écologistes isolés qui, hier, avaient dit non à l’état d’urgence – aura sauvé l’honneur mais sans, pour autant, réussir à mobiliser la société. Aussi ne pouvons-nous nous contenter d’accabler ceux qui ont commis cet attentat aux libertés. Nous devons aussi interpeller l’indifférence, cette passivité massive, qui l’a permis. N’est-elle pas du même ordre que celle qui s’accommode de la détresse des migrants, réfugiés et autres exilés (lire mon précédent parti pris, Le devoir d’hospitalité) ? Cette indifférence, plus essentielle, à l’autre, au différent, au suspect, au musulman, bref au lointain, tandis que nous nous replions sur nous-mêmes ? Comme si nous n’étions pas concernés, sinon par le souci de nous protéger, coûte que coûte.
C’est ainsi que pas grand monde n’a sursauté en découvrant que cette loi dite antiterroriste entend faciliter, étendre, généraliser, bref banaliser encore plus les contrôles au faciès, cette discrimination quotidienne qui frappe la diversité de notre peuple, et notamment sa jeunesse. Même l’historien Patrick Weil, homme modéré par conviction autant que par métier, n’a pu réveiller l’opinion et les parlementaires en leur démontrant que « le projet de loi antiterroriste rappelait le code de l’indigénat », en destinant son dispositif policier à la surveillance d’une population particulière, les Noirs et les Maghrébins, aggravant le champ des discriminations qui blessent l’égalité.
De grandes sagesses philosophiques nous ont pourtant enseigné, notamment après les catastrophes européennes du siècle passé, que le meilleur chemin vers le prochain, c’est le souci du lointain. Que le souci de l’autre mène à soi-même. Si je ne suis pas au rendez-vous des libertés des autres, je ne serai pas au rendez-vous des miennes. Si je laisse mettre en cause des droits fondamentaux, au prétexte de prévenir une menace qui me serait étrangère, je découvrirai, un jour ou l’autre, que j’ai ainsi renoncé à mes propres droits."

3 commentaires:

  1. The political issues around the world do not make the future seem very--- hopeful. I've got 30 years or so on you, Arnaud, and I've lived through way too much to be comfortable with the darkening trends in so many places. The wisdom of age is simply that we've seen it all before. Let's just keep trying. Your geometrical take on these figures work very well. They don't seem dark and evil as much as like robots. Time for my nap.

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  2. Merci beaucoup d'avoir relayé cet article. Tout ceci est fort inquiétant et je m'étonne moi aussi que la société française approuve ou du moins se taise...la peur est-elle l'unique explication? la peur est-elle une justification à la privations de libertés?

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  3. Oui et non. C'est la logique sécuritaire où l'Etat profite d'une insécurité pour abolir des droits fondamentaux, sans avoir le courage, ou plutôt en attendant encore les morts et l'opinion, de déclarer l'état de guerre contre qui "nous" déclare la guerre, tout en nous surveillant davantage. Cash, sous le matelas, pas de portable, change souvent de lieu... de toutes façons on n'y arrivera plus, à être libres. Comme nous ne l'étions pas davantage autrefois dans chaque village de France ! J'ai en moi un fantasme total (c'est ma femme qui me l'a révélé) de la clochardisation. Fantasme heureusement parmi d'autres. Merci de ta Veille.

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