lundi 19 avril 2021

Parmi tant d'autres choses


 
Voilà,
donc à la fin des vacances où j'ai — parmi tant d'autres choses — découvert la salade niçoise et le pan bagnat, au moment de se séparer on se jure de se retrouver. On s'échange les numéros de téléphone on se fait des promesses parce que c'est un temps où bien sûr il n'y a ni portable ni ordinateur on se dit "à bientôt" "à très vite" . Ce mois en Provence, c'était tellement bien, tellement intense qu'on n'a pas envie que tout ça reste sans lendemain. 
Alors début ou courant Septembre je me souviens plus très bien j'appelle Barbara et je lui demande si je peux passer. J'arrive donc dans l'appartement de la rue Madame. Elle m'ouvre, est là avec ses frères et sœurs. Elle me les présente. Mais moi, il y a un truc que j'ai pas compris en rentrant dans l'appartement. J'ai vu qu'il y avait des meubles précieux des vases chinois, enfin plein de trucs qui sentent le fric le luxe, et en même temps il y a ces PUTAINS DE PORTRAITS DU PRESIDENT MAO DANS CE PUTAIN DE SALON BOURGEOIS !!!! Je suis dans le sixième arrondissement, merde !!! et là il y a un truc que je ne comprends pas. En fait c'est seulement le troisième appartement bourgeois que je vois de ma vie à Paris. Le premier, c'est celui de la famille de mon copain de classe Eric, place St Sulpice, j'ai du y passer vingt minutes, oui bon, rien de particulier, c'est confortable, très meublé, ça sent un peu le rance. Il y a des bibelots, des rideaux défraîchis, aux murs des tableaux paysagers fleurant bon le XIXème siècle et des portraits de jeunes femmes d'un autre temps avec des  mantilles, le deuxième c'est celui des parents de ma première amoureuse. Je m'y suis fait peu à peu. Il est aménagé avec goût.  Peu de meubles. Beaucoup de livres. Des tableaux modernes sur les murs. C'est assez luxueux mais pas tape-à-l'œil. On mange dans la cuisine à la bonne franquette. Mais là dans cet appartement Mao, ça fait bizarre, un peu comme s'il y avait des portraits de Sade partout sur les murs de l'appartement de Finkielkraut. Bref, on se retrouve dans une chambre qui sent le shit, il y a Barbara, sa sœur D., I. petit frère, et A. la plus jeune qui passe par là. Il y a des piles de Charlie-hebdo, des numéros de "La cause du peuple" d'"Actuel", et d'autres feuilles de presse gauchiste ou alternative. On cause, je ne sais plus trop de quoi. A un moment, Barbara, qui est sortie de la chambre, me dit en revenant que son père aimerait me voir. Il m'attend dans on bureau. Il veut savoir qui je suis, bon je peux comprendre. C'est normal de savoir qui vient dans ta maison il m'accueille derrière son burlingue. Moi en face. On dirait un interrogatoire. Et derrière il y a toujours ces putains de portrait du président Mao. Il y en a partout c'est une manie c'est pas possible !  Donc lui, c'est un ami d'enfance de la mère de mon amoureuse. J'ai entendu parler de lui bien sûr. À 18 ans il a écrit un livre qui a été publié chez Gallimard. Dominique parlait toujours de lui comme d'un génie, et d'une certaine façon, si l'on considère les chose à présent, cela s'est révélé plutôt exact. Face à moi un type aux yeux clairs et aux cheveux ras. Une brosse courte presque militaire. C'est drôle. Je sais que maintenant il écrit des pièces de théâtre et qu'en même temps il est cadre dans une grande entreprise un truc comme ça. Il me demande si je connais la famille de Dominique depuis longtemps non je lui dis même pas un an. Il comprend que je fais partie de la bande d'ados qui était en vacances avec sa fille à Châteaudouble. Et puis un moment tout de go il me demande comme ça d'où je viens que font mes parents. Qu'est-ce que ça peut lui foutre pourquoi il me demande ça. Le métier de mes parents. Putain c'est vraiment embarrassant. Mais je vais pas mentir alors je lui dis. Militaire mon père est militaire. J'ai honte de ça. Parce que je déteste l'armée. C'est l'abêtissoir total. La machine à décerveler. Le truc auquel je veux absolument échapper. Parce que les ordres, la hiérarchie, la discipline, la soumission, l'esprit de troupe, l'esprit de corps, La défense de la nation, qui n'est jamais la défense de la nation, mais la défense des intérêts des riches, l'uniforme, toutes ces conneries dans lesquelles je vasouille depuis que je suis né, sans parler des trucs qui me hantent, des souvenirs des terreurs, vraiment j'en ai ma claque, plutôt crever que subir encore ça, j'y pense de plus en plus comment je vais faire pour y échapper, au service militaire, comment je vais sauver ma peau. Et là il me pose la question un peu humiliante. Il est officier ? Ah ouais putain parce qu'en plus il faudrait forcément qu'il soit officier. Non, que je dis il est adjudant-chef c'est un sous off, il est juste adjudant-chef. Je sens de la condescendance, ou c'est peut-être ma honte je ne sais pas. Mon père est un pauvre type, c'est comme ça que je le vois. En plus d'être un minable c'est un tueur. Toute mon enfance, j'ai croisé le regard d'un tueur mais lui là, le bourgeois de gauche je le regarde bien dans les yeux quand même. Et là derrière putain y'a Mao Avec sa tronche de cul. Ouais Mao m'a toujours fait penser à un cul. Et puis je vois tous ces vases chinois à tous ces objets précieux à la con. J'aurais envie de me lever et de balancer ça contre les murs de défoncer tout ça. Mais bon c'est l'ami d'enfance de Dominique, et Dominique c'est la mère de mon amoureuse, faudrait pas voir à déconner. Et puis quand même le mec il a une certaine autorité naturelle. Mais je comprends pas. Fils de militaire pourquoi pas, mais il faudrait que je sois un fils de la bourgeoisie militaire, c'est ça qu'il pense ?  Et ce n'est pas le cas mon gars je suis le fils d'un soudard. Je suis le fils d'un mec qui a fait l'Indo dans les rizières et l'Algérie dans le djebel. Un mec qui déteste les communistes les niakoués et les melons. Qui en a tué plein. Un mec qui est resté sept ans au même grade après l'Algérie parce qu'il ne s'était pas opposé au putsch des généraux. Qui a eu des sympathies pour l'OAS. Qui achète "Minute" l'hebdomadaire de l'extrême droite. Et moi, du coup, je lis "Minute" un journal facho aux chiottes. Un mec qui déteste les intellectuels de gauche. Qui lorsqu'il entend Lacouture ou Maurice Clavel à la télé cite Goebbels "quand j'entends le mot culture je sors mon revolver", mais je ferme ma gueule parce qu'il faut être poli. J'ose pas lui demander,  au grand bourgeois mais vous là c'est quoi ces conneries avec Mao ? Parce que bon attention, si je dégueule sur l'armée, je sens bien qu'il y a un truc qui déconne avec les chinois. Un peuple entier dont le destin est écrit dans un petit Livre rouge, et qui manifeste unanimement son soutien à son guide suprême comme ils disent, je trouve qu'il faut être assez con pour pas trouver ça louche. J'ai 17 ans, je ne suis pas très subtil mais quand même... Là pour moi c'est la confusion, je ne comprends rien, comment on peut avoir autant de thunes, habiter rue Madame dans le sixième arrondissement de Paris et avoir des posters de Mao, et c'est pas des posters de Warhol, parce que j'ai déjà lu des trucs sur Warhol à ce moment là. pour en savoir plus sur le type que à collé une banane sur la pochette du velvet. C'est des portraits avec des trucs écrits en chinois dessus. J'ai fumé mes premiers pétards trois semaines auparavant, mais au moins je comprenais pourquoi tout me paraissait bizarre. Là non. Le bourgeois là qui écrit des pièces de théâtre engagé sous un pseudo, il doit bien le savoir qu'il y a des camps de travail en Chine. Pasqualini a témoigné de ça à la radio, à la télévision. Son livre vient de sortir, on en parle, oui bien sûr surtout dans la presse bourgeoise conservatrice, mais on en parle quand même. Bon l'entretien dure un petit quart d'heure, et puis je retourne dans la chambre, des enfants, on fume un pétard et puis voilà, après je vais faire un tour au Luxembourg, et je rentre chez moi dans l'école polytechnique. Je mettrai des années à comprendre que les bourgeois, pour la plupart, savent très bien gérer leur contradictions. Ou peut-être que c'est juste une forme d'intelligence qui n'est pas forcément de classe, et dont je suis totalement dépourvu. Avec les enfants,on continuera à se revoir, un peu rue Madame, puis dans le quinzième, le premier endroit que j'ai vu où l'ascenseur arrivait directement dans l'appartement, très moderne, spacieux duplex baies vitrées... Après on s'est perdus de vue. Et puis les uns les autres on a grandi, suivi notre voie, mûri, plus ou moins facilement, et vieilli. Tous ces héritiers ont plus ou moins travaillé dans la culture. L'une est même devenue une actrice très talentueuse et vedette de cinéma. J'ai même appris que l'une des fille de I. est elle aussi actrice et qu'elle commence à avoir un peu de reconnaissance dans le métier. Le père, je veux dire le grand Auteur, la dernière fois que je l'ai vu, c'était à l'enterrement de Philippe. Il a fait un beau discours, très sobre, très émouvant, une adresse au défunt, qui se terminait par "A bientôt !". C'était il y a six ans et il est toujours de ce monde.
 
 
Quant à mon histoire, elle date du siècle dernier, à la fin d'un temps de prospérité, où l'on commençait tout juste à réaliser que si l'on y prenait pas garde le futur risquerait d'être assez pourri. C'était au temps du club de Rome, du premier choc pétrolier. Je ressemblais à cela. J'étais plutôt joli garçon, mais je ne le savais pas. Un peu sombre, un peu tourmenté. D'ailleurs deux trois jours après cette photo, et quelques semaines après l'entretien avec le grand auteur, et alors que les cours avaient commencé, je me suis tiré de chez moi. Je voulais m'enfuir, ne plus subir la soldatesque connerie familiale. J'avais une vague adresse d'un artisan qui travaillait le cuir. J'allais vivre ma vie. J'apprendrais un métier. Faire du cuir. Je devais être vraiment bien largué pour songer à de pareilles foutaises. Un avis de recherche a été lancé. Je me suis fais gauler par les flics du côté de Gardanne. Brigade des mineurs à Marseille. Je suis rentré en train de nuit entre deux pandores un peu cons qui roupillaient à tour de rôle pour m'avoir à l'œil. J'ai mal dormi. Quand ils me parlaient, c'était pour se foutre de ma gueule. On m'a retiré les menottes un peu avant Villeneuve Saint-Georges. Mon géniteur m'attendait à la gare. Quand je l'ai vu, il avait les yeux humides. Il m'a serré dans ses bras. Il a signé deux trois papiers, il  a remercié les deux képis quand ils sont partis. Pas moi. On est rentrés en taxi sans se parler. Je crois que c'est la première fois que j'ai pris un taxi parisien.

4 commentaires:

  1. Well Chairman Mao doesn't make much sense to me and it's really not something I'd decorate my house with but I guess each to their own. That's a great photo of you btw, very 1970s.

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  2. Finally... I've been searching for what it is that your writing reminds me of when it like this. While I doubt that it is your intention to write in the style of jazz poetry, your writing suggests some west coast jazz that I liked from the '50s. In particular--

    https://www.youtube.com/watch?v=QsLqJD8T1ys

    The album is from 1955. You may think I'm silly--- but then, so do I.

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    1. Thank you, I take it as a compliment. As for this piece that I didn't know, nor this formation, it is the gift of the day. It's great. And then André Prévin, this eclectic genius, he is really amazing at the piano

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  3. what an excellent story- so full of amazing details from the time-- and the photo is perfection, the dark furrowed brow and the terse mouth, i like it very much, its a gift indeed

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