mardi 18 juin 2024

Quel est l'objet de l'Art ?


Voilà 
je me souviens de ces années où j'ai découvert Bergson, en fait c'est simple, c'était l'année où j'ai commencé à étudier la philosophie. Ce n'est pas mon prof qui m'a incité à le lire, mais Philippe Tiry. Je crois que j'ai commencé par "Matière et Mémoire", mais sur la recommandation de Philippe, j'ai aussi lu assez tôt "Le Rire" en même temps que "le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient" de Freud qui est un livre très réjouissant. Si Freud était très en vogue dans ces années là, Bergson passait un peu aux oubliettes (sauf pour Gilles Deleuze, mais je l'ignorais alors). La mode était aux penseurs marxistes, au structuralisme et à la philosophie des grands systèmes. Je me souviens avoir été sensible à ce qu'il racontait sur l'image postulant qu'elle n'était pas simplement une reproduction de la réalité extérieure, mais plutôt une création de l'esprit qui révèle notre perception individuelle du monde, l'envisageant comme un phénomène dynamique et subjectif, en constante évolution. Peut-être avais-je cela dans un coin de ma tête quand j'ai commencé à une certaine époque à fabriquer des photomontages, et  que je m'intéressais aux phénomènes d'associations. De toute façon, bien des subtilités, m'échappaient dans la philosophie de Bergson, mais certains échos m'en parvenaient comme cette idée que l'image constitue une médiation entre la matière et la conscience et qu'elle est à la fois une réalité matérielle et un élément de notre perception.  Elles stimulaient des intuitions (autre terme bergsonien) qui m'ont amené à oser laisser libre cours à mon imagination. Voilà pourquoi sans doute je continue encore aujourd'hui à rendre compte de la réalité à ma façon. 
Cet extrait que j'avais il y a bien longtemps surligné, me semble toujours aussi digne d'intérêt. “Quel est l'objet de l'art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l'art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à l'unisson de la nature. 
 Nos yeux, aidés de notre mémoire, découperaient dans l’espace et fixeraient dans le temps des tableaux inimitables. Notre regard saisirait au passage, sculptés dans le marbre vivant du corps humain, des fragments de statue aussi beaux que ceux de la statuaire antique. Nous entendrions chanter au fond de nos âmes, comme une musique quelquefois gaie, plus souvent plaintive, toujours originale, la mélodie ininterrompue de notre vie intérieure. Tout cela est autour de nous, tout cela est en nous, et pourtant rien de tout cela n’est perçu par nous distinctement. Entre la nature et nous, que dis-je ? entre nous et notre propre conscience, un voile s’interpose, voile épais pour le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour l’artiste et le poète.

Quelle fée a tissé ce voile ? Fut-ce par malice ou par amitié ? Il fallait vivre, et la vie exige que nous appréhendions les choses dans le rapport qu’elles ont à nos besoins. Vivre consiste à agir. Vivre, c’est n’accepter des objets que l’impression utile pour y répondre par des réactions appropriées : les autres impressions doivent s’obscurcir ou ne nous arriver que confusément. Je regarde et je crois voir, j’écoute et je crois entendre, je m’étudie et je crois lire dans le fond de mon cœur. Mais ce que je vois et ce que j’entends du monde extérieur, c’est simplement ce que mes sens en extraient pour éclairer ma conduite ; ce que je connais de moi-même, c’est ce qui affleure à la surface, ce qui prend part à l’action. Mes sens et ma conscience ne me livrent donc de la réalité qu’une simplification pratique. Dans la vision qu’ils me donnent des choses et de moi-même, les différences inutiles à l’homme sont effacées, les ressemblances utiles à l’homme sont accentuées, des routes me sont tracées à l’avance où mon action s’engagera. Ces routes sont celles où l’humanité entière a passé avant moi. Les choses ont été classées en vue du parti que j’en pourrai tirer. Et c’est cette classification que j’aperçois, beaucoup plus que la couleur et la forme des choses.”

“Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d'autres forces ; et fascinés par l'action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu'elle s'est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes. Mais de loin en loin, par distraction, la nature suscite des âmes plus détachées de la vie. Je ne parle pas de ce détachement voulu, raisonné, systématique, qui est œuvre de réflexion et de philosophie. Je parle d'un détachement naturel, inné à la structure du sens ou de la conscience, et qui se manifeste tout de suite par une manière virginale, en quelque sorte, de voir, d'entendre ou de penser. Si ce détachement était complet, si l'âme n'adhérait plus à l'action par aucune de ses perceptions, elle serait l'âme d'un artiste comme le monde n'en a point vu encore.”

Henri Bergson, in "Le Rire"

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