vendredi 9 juin 2023

A l'ombre


Voilà,
c'était tout juste quelques jours avant mon voyage au Pakistan, en Août 91, donc. Traînant au jardin du Luxembourg — je me souviens qu'il y faisait très chaud ce jour-là (mais si peu au regard de ce que nous connaissons désormais) — cette dame assise, profitant de l'ombre avait retenu mon attention, pour la façon dont elle plantait ses talons dans le sol. Elle ne semblait pas vraiment détendue. Il est probable qu'à cet instant j'aie aussi pensé à Lisette Model et eu l'envie de réaliser un cliché à sa façon. 
J'avais alors la moité de l'âge que j'ai actuellement. Je vivais avec une femme sensuelle mais plutôt oisive et qui pour cette raison commençait à devenir encombrante. Je n'avais pas beaucoup d'objectifs dans la vie, à part un 50 mm. L'idée m'avait traversé à l'époque de faire une formation dans le design industriel. Mais trop velléitaire et me sentant trop vieux pour une reconversion, j'avais vite renoncé. Je manquais d'assurance et j'ai donc persévéré dans mes erreurs. Je me laissais porter par le cours de choses. J'étais un comédien qui travaillait raisonnablement au théâtre. J'avais un petit réseau. Je ne cherchais pas de travail, on m'en proposait. J'avais toujours plus ou moins un projet en vue. Pas toujours des trucs exaltants, mais l'argent rentrait et j'avais, comme on dit, "du temps pour moi". Je vaquais, cherchant à retenir parfois quelques fractions de secondes qui suffisaient à mon plaisir. 
C'était un autre temps. L'URSS s'effondrait. D'aucuns proclamaient la fin de l'Histoire. Comment a-t-on pu énoncer de telles conneries ?
J’écris cela par une tranquille et paresseuse matinée de printemps. Dans une trompeuse quiétude. Comme si de rien n'était. Un barrage a été détruit dans le sud de l’Ukraine par l’envahisseur russe, causant des inondations et noyant des gens qui ne peuvent être sauvés à cause des frappes militaires sur les secouristes. New-York suffoque sous un nuage de pollution dû aux incendies qui parcourent le Canada d’Ouest en Est, des records de température sont battus en Extrême-Orient, cela fait 25 jours d’affilée (un record depuis 1949) qu'il n'a pas plu ici. On espère des averses pour le week-end. En attendant il fait 30° à l'ombre à 11 heures du matin.
On assiste à cela qui est bien étrange : on commence tout juste à s'apercevoir que l'ampleur des ravages (prévus pourtant depuis des années) est pire que ce que l'on avait imaginé. On comprend trop tard et encore trop lentement qu'une lente catastrophe sans précédent pour l'humanité a vraiment commencé. Ce n’est plus une possibilité, une probabilité, c’est une réalité. On a pu, certes sans toutefois éviter de nombreux incidents et accidents nucléaires,  jusqu'à présent contenir le péril d'une guerre atomique, mais désormais on réalise qu'on est encore plus vulnérables devant les conséquences de nos actions contre la Nature.  Le bulletin d'information de la matinée, à ce titre, était bien éloquent. Ce qui était loin, devient soudain proche. Le ciel ocre des villes du nord de l'Amérique, les grands incendies, semblent les signes avant-coureurs de ce qui nous menace inéluctablement. Comme si cela frappait à notre porte.
Mais bon, il y a aussi des trucs bien. Même en ces temps funestes, il y encore beaucoup de trucs bien à vivre à éprouver. Nombre de gens s'emploient à rendre, dans ce chaos, l'existence plus douce, plus intelligible, plus sensible. À nous rendre plus disponible et poreux à ce qu'il reste encore de beauté. Par exemple, cet animateur qui se nomme Christian Merlin et qui présente sur France-Musique une émission intitulée "Au cœur de l'orchestre" où il partage avec enthousiasme son érudition. France-musique, que j'ai commencé à écouter plus souvent pendant le confinement, parce que j'en avais ras-le-bol de toutes les parlottes souvent bien connes et prétentieuses relatives à l'événement qui saisissait et immobilisait la planète, fut pour moi une sorte de havre pour l'esprit. 
Je suis content que, dans ce pays si accablant à bien des égards, dont la mentalité suscite à juste titre tant de sarcasmes de la part des étrangers, il existe encore ce service public. Il suffit juste d'appuyer sur un bouton pour avoir rendez-vous avec des mondes insoupçonnés. Par exemple, grâce à cette chaine, j'ai découvert hier Albert Roussel, un compositeur dont j'ignorais jusqu'à l'existence. Albert Roussel avait le cul bordé de nouilles. C'était un rentier. Il n'a jamais eu besoin de vraiment travailler. Mais son temps libre, il l'a consacré à la composition musicale, et il a eu bien raison car il avait beaucoup de talent. J'ai aussi découvert il y a peu les "litanies à la vierge noire" de Francis Poulenc, et c'est fort beau. Ce sont de menus plaisirs. je les prends.
Évidemment "appuyer sur le bouton" ne va pas de soi. Tant de plaisirs faciles et frelatés nous sont proposés dans ce monde où, en outre la bêtise si souvent arrogante ne cesse de se propager sans qu'il semble possible de la contenir.


 
Je regarde les fougères, présentes sur terre depuis bien plus longtemps que nous. J'espère qu'elles pourront nous survivre.  Elles sont si belles.
 

8 commentaires:

  1. At first glance, your contribution doesn't really seem to fit to Natural Thursday, but it fits and even very well. I couldn't really follow all the thoughts, maybe there was also colloquial language that you can't really translate. But I understood most of it. And I am very sure that the flag will outlive us humans. Kind regards - Elke

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  2. A fine slice of life photo from another era. She looks like those shoes are uncomfortable. Perhaps that is why she needs to sit down for a while. Those standard 50 mm lenses worked great for a long time.

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  3. A gem of a photograph! Deceptively simple

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  4. ...the shade is always welcomed on a hot day!

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  5. Ferns will remain ferns. Humans will evolve and maybe as you suggested become extinct in our attempt to become immortal.

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