vendredi 2 octobre 2020

Ruminations amiénoises

 
 
Voilà,
avant-hier dans une des salles du cinéma "les sept parnassiens" récemment rénové, on projetait l’excellent film de David Dufresne intitulé "Un pays qui se tient sage" consacré aux violences policières à l'encontre du mouvement de protestation des gilets jaunes apparus il y a deux ans bientôt. 
Beaucoup d'images difficilement soutenables prises à partir des smartphones des manifestants y sont montrées. André Gunthert a écrit des choses fort interessantes à ce sujet. Donc le film "confronte diverses personnalités aux récents dérapages de l’institution pour de fructueux dialogues" comme le rapporte son éminence "Le Monde". Des séquences crues, brutes et brutales donnent de la police une vision peu rassurante et particulièrement honteuse. Elles alternent avec des commentaires et de réflexions de personnalités d'horizons différents (avocats, ethnographe, historiens, représentant du syndicat de la police "Alliance", manifestants ayant subi des mutilations suites à ces interventions). Ensemble elles questionnent la notion de la violence légitime de l'Etat, telle que l'a définie le sociologue Max Weber, au début du XXème siècle. 
Des analyses assez fines et complexes de la situation dans laquelle se trouve notre pays, sont ainsi partagées. Elles attestent aussi l’état de dégradation de l’institution policière, instrument d'un pouvoir aux abois, qui ne trouve d'autre réponse au mécontentement légitime de sa population qu'une répression  sans discernement.
Mais revenons à cette soirée.  Ce cinéma accueille habituellement un public de la moyenne bourgeoisie intellectuelle. Pour faire simple celle qui lit "Télérama", "Le Monde", "Libération" ou "Les Inrocks". Cependant  dans la salle se trouvent quelques ardents supporters des gilets jaunes, venus en famille et en groupe. Leur comportement contraste avec la discrétion feutrée dont font ordinairement preuve les habitués de l'endroit. Avant la projection ils parlent fort, commentant ce qu'ils voient, peu soucieux du dérangement possiblement causé.
Très vite, à peine le film commencé avec l’apparition de victimes ayant perdu un œil à cause des tirs tendus de LBD, fusent des manifestations d'indignation et des invectives à l’égard de la police, redoublant lorsque apparaît à l'écran Macron aussitôt traité de "pédé", "enculé". Visiblement les codes du lieu ne leur sont pas familiers. Pas plus que la notion d'insulte homophobe. Ils réagissent au premier degré, sans distance. Mais le film raconte quelque chose qu'ils ont vécu, qu'ils ont vu. Peut-être est-ce là aussi le grand événement de leur vie, l'ivresse d'un sentiment collectif et partagé qui est réactualisée là, en même temps que leur ressentiment face dédain dans lequel ils se sentent relégués.
Je sens bien là qu'entre ceux qui manifestent  — pour la plupart victimes du déclassement, de la violence économique exercée par le pouvoir, France des provinces délaissées, des banlieues défavorisées, des espaces périurbains, majorité silencieuse qui ouvre enfin sa gueule, mais aussi parfois France frustre, peu cultivée, abêtie par les émissions de télé-réalité, (je la connais bien j'en viens) Cyrille Hanouna et Eric Zemmour, mais que l'Etat laisse crever la gueule ouverte, français asphyxiés qu'on méprise  et la première forme de mépris, c'est bien la télévision qui l'exerce à l'égard de citoyens transformés en consommateurs — entre eux donc et le public de cette salle, sûrement composé en majorité de bourgeois intellectuels, d'étudiants, de retraités, attentifs à la parole d’autres intellectuels qui  sur l'écran citent Foucault, Hannah Arendt,  Guy Debord, Bourdieu, la gauche bien pensante quoi, la coupure est manifeste. Pourtant...
je comprends la colère de tous ces gens, même s'ils ne sont pour la plupart pas des amis des arts et des lettres, avec lesquels je n'ai sans doute pas beaucoup d'affinités, qui sûrement doivent me considérer comme faisant partie de l'élite pourrie, parce que je connais le langage de l'élite sans pour autant en être.
Je suis effaré par le manque de considération de ceux qui sont en charge des affaires à l'égard des citoyens, devenu des variables d'ajustement du marché. Je suis consterné par le silence et la condescendance des élites intellectuelles à l'égard des foules de prolétaires (qui ne s'autodésignent plus comme ça), de classes moyennes en voie de paupérisation, de chômeurs, précaires, travailleurs intérimaires qui manifestent colère et inquiétude et auxquels le pouvoir ne répond que par la force et l'intimidation. Je suis consterné devant le climat délétère qui règne dans les plus hautes sphères du pouvoir ou des clans affairistes et semi-mafieux sont couverts par le chef de l'État sans que cela ne suscite de scandale. Je suis affligé de voir comme la presse et les médias, à quelques rares exceptions près, sont muselés par le pouvoir politique et financier. Je suis sidéré du comportement de ces anciens socialistes aujourd'hui au gouvernement qui font voter des lois liberticides sans précédent depuis la fin de la guerre d'Algérie. Enfin je suis navré du pitoyable spectacle offert par l'opposition de gauche et par son tropisme suicidaire. 
 Il y a plusieurs mois j'avais brouillonné ces lignes. Elles me paraissent encore d'actualité. Et la crise sanitaire où les premiers de corvée dont on a pu apprécier la nécessité autant que l'abnégation, d'ailleurs misérablement récompensée, alors que les "premiers de cordée" ont fait preuve d'une grande incompétence cependant gratifiée par des promotions (Agnès Buzyn, en est le parfait exemple), cette crise sanitaire n'y a rien changé bien au contraire. Aujourd'hui elle nous musèle un peu plus que ne l'avait fait le projet de loi du 3 octobre 2017 introduisant l'état d'urgence dans le droit commun. Mais ses implications économiques, mettant des millions de gens au rebut, ne seront vraisemblablement pas sans conséquences. Des colères s'additionnent sans rapport entre elles, dont l'agrégat constitue une bombe à retardement. Ils sont de plus en plus nombreux les gens qui bientôt n'auront plus rien à perdre. 
Dans la grisaille automnale des rues d'Amiens où a grandi notre actuel président, (mais Dorgelès y est né, Jules Verne y vécut et y mourut) au pied de cette majestueuse cathédrale à l'intérieur de laquelle pleure un angelot, je songeais à tout cela et aussi au fait que j'aurais bien besoin d'un ange en ce moment, comme celui-ci musicien ou plutôt celui-là, déguisé en libellule, qui m'était un jour apparu dans une rue de Lisbonne. (linked with skywatch friday)  (linked with weekend reflections)
 

6 commentaires:

  1. Wonderful reflection of this ancient architecture. That angel does not look happy. It could be a perfect image for the Coronavirus.

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  2. un commentaire de RobertN sous ton angelot et cela m'a rendu triste
    mais la petite libellule est un frisson de bonheur ! quel monde ! il faut s'accrocher
    pour ne pas perdre pied

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  3. I wonder the same as you sometimes, but the world is what it is sadly.

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