dimanche 3 juillet 2022

Les Rigoles

 
 
Voilà,
dans les années 70, derrière la gare du Nord, au coin du boulevard de La Chapelle et de la rue du Faubourg-Saint-Martin entre un café et un magasin de farces et attrapes, se trouvait un théâtre abandonné. Il pleuvait à l’intérieur, la coupole était en ruine, et comme de nombreux clochards (qu'on n'appelait pas encore des SDF) y avaient élu domicile et fait du feu, les murs et le sol étaient calcinés. Lorsqu'il le découvrit Peter Brook vit dans ce lieu la synthèse de tout ce qu’il recherchait. Un théâtre installé dans un quartier populaire et cosmopolite, porteur d’une histoire et d’une mémoire inscrite sur ses murs comme sur une peau. Plus tard il découvrit que ses proportions étaient pareilles à celles du Théâtre de la Rose, l’un des deux théâtres de Shakespeare à Londres… C'est d'ailleurs une des pièces du dramaturge anglais, alors rarement montée en France, "Timon d'Athènes", que Brook mit en scène dans ce lieu dont il conserva les murs craquelés, calcinés et gris. Il y réalisa par la suite toutes ses créations. 
Ce fut le premier théâtre parisien où j'ai joué. "Prends bien garde aux zeppelins", écrit et mis en scène par Didier Flamand, y fut créé en 1977 puis rejoué en 1978. Il m'arriva alors de croiser Brook dans les couloirs et toujours il me saluait (comme il le faisait avec chacun) et s’enquérait de savoir si tout allait bien. Et dans le bref temps de l’échange, il gardait cette faculté d’être présent à l'instant, de créer un lien avec son interlocuteur. Ses yeux légèrement plissés à l'iris bleu clair lui donnaient un regard à la fois doux paisible et malicieux. Il avait toujours le sourire au bord des lèvres.
Le premier spectacle de lui que j’ai vu s’intitulait "Les Iks". Adapté de l'ouvrage de l'anthropologue Colin Turnbull, il relatait la rencontre d'un groupe de "Blancs civilisés" avec une petite peuplade d'Afrique qui, jusqu'en 1947, vivait de la chasse. À cette date, le territoire des Iks fut transformé en parc national. Pour cette raison, de chasseurs cueilleurs ils durent passer à l’état d’agriculteurs, c'est-à-dire effectuer, en quelques années, un changement qui avait nécessité 
des millénaires au reste de l'humanité. Dans cette tribu, tout lien social et même familial disparut alors, tout ce que nous appelons "valeur humaine", et que nous considérons comme partie intégrante de notre "nature". De ce spectacle je me souviens comment avec peu de moyens, les acteurs parvenaient à l’aide de quelques piquets à évoquer un village de brousse. Mais le plus étonnant est qu'une image s'est inscrite en moi, celle d'un groupe de d'anthropologues débarquant en jeep dans le village. Or, je sais qu'il n'y avait pas de jeep ni même d'accessoire qui de près ou de loin y ressemblât. Je ne me rappelle plus, aujourd'hui par quel artifice les comédiens sont parvenus à créer l'illusion, mais c'est celle-ci qui demeure et non la façon dont elle a été réalisée. Ave des moyens simples, Brook donnait la possibilité au spectateur que j'étais de fabriquer son propre livre d'images.
Je garde aussi un souvenir ému de son film "Rencontre avec des hommes remarquables" que j'avais vu au cinéma Saint André des Arts réalisé en Afghanistan pour y évoquer je crois, la jeunesse de Gurdjieff.
Peter Brook est mort samedi à 97 ans. De nombreux hommages lui sont d’ores et déjà rendus et nul doute que cela continuera dans les jours qui viennent, puisque c’était un maître du théâtre mondial. Cette disparition n'est pas une surprise. Les nécrologies étaient prêtes depuis longtemps dans les rédactions. Mais cet événement me renvoie à une époque où j'étais encore dans l'enfance de l'art, où chaque jour était riche de découvertes et de promesses, où j'écoutais souvent cet album de Léonard Cohen.


 
Enfin, il arrive encore malgré tout que des surprises surgissent au coin d'une rue. Ainsi ces bois peints à la devanture de ce bistrot du XXème arrondissement, non loin du métro Jourdain et de la rue des Rigoles, où je devrais aller traîner un peu plus souvent, car c'est un quartier populaire et très animé, que Willy Ronis a autrefois beaucoup photographié et où il est encore possible, j'en suis certain, de faire d'excellentes trouvailles. Écrivant cela je réalise soudain que dans ce spectacle très visuel créé aux Bouffes du Nord, et constitué d’une suite de tableaux muets soutenus par une bande son, j’interprétais, entre autres, un photographe d’ambassade, et un vieux photographe de campagne organisant péniblement une photo de classe. Je ne pense ps qu'il y ait une relation de cause à effet, mais toujours est-il qu'alors je n'imaginais pas que je prendrais tant de photos dans ma vie. 
Quoi d'autre ? il recommence à faire chaud dans la ville.

12 commentaires:

  1. ...I like the cartoon like characters in the murals!

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  2. Your memories are fascinating. The New York Times ran a very long obituary. My favorite paragraph:
    “ On the one hand, Mr. Brook was the enfant terrible with a talent for resuscitating classic plays and drawing major performances from major actors. On the other, he relished sheer fun. As the critic Kenneth Tynan put it in 1953, his rich, bold work appealed to the theatrical gourmet: ‘He cooks with blood, cream and spices.’”

    Best… mae at maefood.blogspot.com

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  3. Great memories of the theatre director Peter Brooks, that you worked with. Nice mural find Kwarkito, thanks for participating in Monday Murals.

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  4. I enjoy your memories like this--- Somehow you bring the excitement-- the vitality of your youthful days in the theater. Both you and Pierre always give me something to think about as I wait for sleep.

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  5. Para un buen escritor, cualquier información le puede servir como inspiración.
    Feliz semana.

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  6. How nice to recall your days in the theater and Peter Brooks. Those figures reminded me of aliens when I first saw them. Loved reading about your time when you worked with this (apparently) great director.

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  7. Very nice recalling and thanks for sharing. Leonard Cohen is a true great American.

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  8. My reaction will be about something you briefly mentioned, about the play based on the Ik people of Uganda. At the time the book The Mountain People (about the Ik) by Turnbull came out, I was in college majoring in cultural anthropology. This one instructor, who had done fieldwork in Africa, had us study this work. It's been so long that I forgot all about it. Can any of us imagine what the Ik were forced to do to survive, and how their society disintegrated? I also know only a few of Leonard Cohen's musical works, but just enough to know that he was a musical genius. May Cohen and Brook rest in peace.

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  9. Leonard Cohen had an interesting voice. I couldn't listen to his stuff a lot but it's nice to sample his work in bits. I first Bird On A Wire as a cover when the movie bearing the same name with Mel Gibson and Goldie Hawn starred in. By the way, that's a fun movie. I appreciated reading about your memories and tribute to someone you admire. Thanks for hitting the Monday's Music Moves Me dance floor. Have a boogietastic week!

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  10. Super, merci du partage.
    https://wordsandpeace.com/tag/paris-in-july/

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  11. How wonderful that you were able to know and work with such an intriguing man. “He is the greatest innovator of his generation.” Fresh and thoughtful.

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