vendredi 1 juillet 2011

Bar de la cinémathèque



Voilà
trois femmes attablées au restaurant de la cinémathèque. L'une beaucoup plus âgée que les deux autres. Un fort accent italien. C'est elle que j'entends en premier. Sans doute sortent elles d'une projection de la rétrospective Francesco Rosi qui vient de commencer. Après avoir passé leur commande, elles se mettent à parler de nourriture et de cuisine . La plus âgée qui est à ma droite trouve qu'aujourd'hui les gens parlent beaucoup de cuisine et de "bouffe" (c'est le terme qu'elle utilise). D'après elle, tout ça est très régressif et de façon générale tout à fait inintéressant. De son temps (qui vraisemblablement doit être assez proche du mien) on avait des préoccupations plus intelligentes affirme-t-elle. On échangeait des idées. Elle ne cache pas qu'elle n'a ni intérêt ni compétence pour la cuisine, et cela ajoute-t-elle, depuis toujours. Elle déteste faire ça, comme toutes les femmes de sa famille précise-t-elle. Celle qui lui fait face et qui elle aussi a un accent, toutefois moins prononcé, ne partage pas son point de vue. Pour elle, c'est une façon de se détendre, d'oublier le stress du travail. C'est un sas important entre la vie professionnelle et la vie privée. Pendant qu'elle fait la cuisine, elle peut rêver, imaginer, se remettre les idées en place. La plus âgée trouve que pour sa part, cuisiner et un travail qui requiert une concentration dont elle est incapable. Il faut chercher dit elle, car elle ne sait jamais quoi préparer même les pâtes c'est difficile, et toutes éclatent de rire. La troisième, française semble-t-il intervient assez peu. Elle dit juste que pour sa part ça ne la dérange pas de cuisiner, même si elle n'y trouve qu'un intérêt très limité. La conversation roule un moment sur ce thème. Puis la plus jeune des italiennes qui semble avoir un rendez-vous s'excuse de devoir prendre congé des deux autres. Comme elle n'a pas eu le temps de boire sa bière, elle demande si c'est possible qu'on la lui verse dans un gobelet en plastique qu'elle va emporter avec elle. Elle règle puis s'en va.
 Après son départ, les deux autres échangent quelques compliments sur leur amie commune qu'elles s'accordent à trouver très sympathique. Puis leur conversation prend un tour nettement plus intellectuel. Je comprends que l'une et l'autre sont universitaires. Je saisis quelques bribes, mais je suis aussi très occupé avec mon carré d'agneau que j'essaie de couper délicatement avec un mauvais couteau tout en cherchant à éviter que la sauce au thym ne m'éclabousse et tâche mes vêtements. D'après ce que je comprends la plus âgée entreprend depuis vingt ans une thèse, que la plus jeune qualifie de majeure, sans que je ne parvienne à savoir quel est son objet. Assez adroitement l'aînée, fait parler sa jeune collègue sur l'avancement de son travail. Celle ci rapporte qu'elle a fait valider le plan de sa thèse par son directeur, qui dit-elle ne se souvenait même pas de l'intitulé de son travail (quelque chose sur sur l'évolution du regard vis à vis de l'œuvre peinte dans la peinture italienne), mais que ses remarques étaient très pertinentes, et qu'il l'a aidée à assurer des liaisons entre les différentes parties de son raisonnement, ce dont elle lui est très reconnaissante. Je comprends, d'après ce qu'elle raconte, que ce professeur a beaucoup de thésards car il a du hériter de certains travaux préalablement supervisés par Daniel Arasse avant sa mort. Puis peu à peu, elles en viennent à évoquer  la situation des chercheurs depuis la nouvelle loi sur l'autonomie des universités, ce dont j'ai par ailleurs déjà entendu parler, et ce qui se dit me déprime. C'est devenu un lieu commun du moins, pour ceux que cela préoccupe encore, mais dans ce pays, tout ce qui a trait au savoir, à sa transmission est tenu en piètre estime. D'ailleurs le dernier remaniement ministériel montre le peu de cas  que l'on fait de l'université et de l'éducation nationale de nos jours. Chaque fois que le sujet est abordé quelque part, je ne peux m'empêcher de penser à ma fille, et au monde dans lequel elle va grandir, à M. aussi, si brillante si cultivée et qui a tant de mal à trouver la place qu'elle mérite dans ce monde, à E. jetée dès sa deuxième année d'enseignement dans un collège qui ressemble à camp retranché... Je vois combien l’État est incapable d'assurer aujourd'hui des examens nationaux sérieux et rigoureux. Au brevet des collèges on a accolé la Corse à une carte d'Italie, lors de l'agrégation d'histoire les candidats ont dû plancher sur un document soit-disant médiéval alors qu'il s'agissait d'un récit fictif du XXe siècle écrit par l'érudit curé Palémon Glorieux pour relater le Concile de Constance. Ce qui prévaut aujourd'hui c'est le règne de l'approximatif, le culte du péremptoire, la soumission à l'erratique. On ne construit plus une pensée, on n'argumente plus un raisonnement, on ne recoupe plus ses sources, mais on affirme en dépit des incertitudes. Je me sens de moins en moins de ce monde où douter est devenu une tare, non à cause du fait que je vais vers l'effacement la disparition, mais parce que je ne me reconnais plus dans son système de représentations et de valeurs
Mais bon, mon verre est vide, la note est sur la table, l'heure approche il est temps de régler. Je les aurais bien écoutées encore, ces femmes, peut-être même avec un peu d'audace, me serais je mêlé à leur conversation, mais la projection de  "Too late for tears" de Byron Haskin dont je n'ai jamais entendu parler, va bientôt commencer.... 

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