Voilà,
cette photo ne me satisfait pas pleinement ; pourtant j'y suis attaché. En dépit de ses imperfections (j'aurais peut-être dû attendre une demi seconde afin que l'homme qui marche s'avance un peu plus dans le cadre) elle me charme cependant. Peut-être aussi parce que je l'ai prise très peu de temps après la fin du confinement, période qui au fur et à mesure qu’elle se perd dans le souvenir me paraît d’autant plus irréelle. Nous étions alors tout étonnés de revoir des gens dans les rues et des magasins ouverts, de ne plus avoir d'attestation de sortie à remplir et la possibilité de s'aventurer à plus d'1 km de chez soi.
J'avais accompagné S. venue me rendre visite la veille, et qui ce jour-là était allée rejoindre sa mère à la station service de la porte d'Orléans. Rentrant à pied chez moi, j'avais pris quelques photos. Celle-ci je crois constitue la première de la série. Traversant le Boulevard Brune, le contraste entre cet homme immobile, attendant vraisemblablement quelqu'un, — m'a-t-il aperçu ? est-ce la raison de cet air ombrageux ? —, et, sur le mur, le petit personnage en relief qui suit son chemin, m'a interpellé. L'irruption fortuite du troisième homme, a créé à l'intérieur du cadre un triangle que je constate seulement maintenant et qui, bien qu'accidentel, ne me déplaît pas. Et puis finalement ce n'est pas mal d'avoir ces deux hommes.
Bien sûr je pourrais profiter de ce hasard pour ne cadrer que les deux silhouettes qui marchent, cela créerait un effet insolite et amusant. Mais je tenais aussi aux enseignes superposées. Celles indiquant les hôtels ont quelque chose d'incongru. En effet il n'est rien qui ne ressemble à l'Acropole dans le coin. Quant au terminus, il est lui aussi assez surprenant : la gare la plus proche est à six stations de métro. Mais la scène, banale, et les lieux sans charme particulier, m'évoquaient aussi l'atmosphère de certains romans de Patrick Modiano, ou de Simenon. C'est sans doute cela qui a retenu mon attention. Et peut-être aussi que le boulevard Brune me rappelle un souvenir d'adolescence, concernant le peintre Gérardo Chavez déjà évoqué dans ce blog. Il y a tant de raisons cachées, parfois même inconscientes pour lesquelles il m'arrive d'appuyer sur le déclencheur. Souvent c'est l'intuition que cela pourrait donner quelque chose d'intéressant. Mais l'énigme réside précisément dans la nature de cet intérêt. Parfois c'est évident. Concernant cette image, ça l'est beaucoup moins. L'observant avec plus d'attention, je remarque néanmoins que de façon subreptice, il est questions de directions qui s'opposent les unes aux autres. Ai-je vraiment pensé à cela ? C'est peu probable. Mais il est par contre vraisemblable qu'à cet instant, mon esprit ait décelé quelque chose qui relevait de l'anomalie — peut-être ce grand vide, entre les protagonistes, comme le signe de "la distanciation sociale" concept qui fit fureur à l'époque — et qu'alors j'ai éprouvé le besoin de retrancher de cette réalité une fraction de seconde afin de la convertir en une matière plus tangible et durable.