Voilà,
en 2023 Nicolas Mathieu avait écrit sur son fil Instagram à propos du passage en force du gouvernement sur sa réforme des retraites : "Un jour, des historiens se pencheront sur cet étonnant moment, au cours duquel un gouvernement aux abois, sans majorité réelle, un pouvoir élu par défaut, une masse de privilégiés suiveurs et éberlués de chiffres mensongers, des sénateurs grassement payés, disposant de retraites phénoménales, auront réussi à aller contre la volonté et les intérêts de tout un peuple. Il s’intéresseront à ces jours de 2023 et constateront que le plus grand nombre, éreinté par la pandémie, l’inflation galopante, le scandale quotidien que représente l’explosion simultanée de la fortune des uns et de la misère des autres, aura vu son bon droit passer à la moulinette d’institutions malades, sa souveraineté détournée ainsi qu’un ruisseau, sa volonté niée, ses aspirations systématiquement bafouées, et pour quoi ? À la fin, on finit par se le demander. Mais ces historiens établiront peut-être des corrélations entre ce qui s’était tramé là, et quelque désastre advenu un peu plus tard. Ils diront peut-être que ces jour-là emmagasinaient sans qu’on le devine encore la poudre d’explosions à venir. Il s’étonneront en tout cas du triste état dans lequel se trouvait alors une démocratie si contente d’elle-même.." Ouais d’accord. A un détail près. On n'en est plus là. Ces derniers mois dans ce pays on a fait bien pire.
Et puis, pour que des historiens se penchent un jour sur notre époque, encore faudrait-il que celle-ci puisse entrevoir un futur. Mais même un futur sombre, ça parait un peu plombé. Je parle d'un futur civilisé, où les conditions de recension d'un savoir, d'une mémoire seraient possibles et nécessaires pour les générations suivantes. Mais les générations suivantes, tout le monde s'en branle on dirait.
L'époque n'est guère brillante. Pas vraiment à la fin des temps, mais déjà un peu les temps de la fin, pour reprendre la formule de Pierre-Henri Castel dans son ouvrage de philosophie morale "Le Mal qui vient".
C’est étrange tout de même, Paul Valéry a beau avoir écrit que les civilisations sont mortelles, on semble toujours plus ou moins penser que la nôtre est à l’abri. Que ce n’est pas pour tout de suite. Dans mille ans, peut-être, mais pas maintenant. Je ne sais pas, il est possible que nos élites soient persuadées que si le chaos s’est durablement installé dans des régions comme l'Irak, la Syrie, l'Afghanistan, la Libye, le Liban, le Bangla-Desh, les pays d'Afrique centrale, Haïti et j’en oublie, c’est parce qu'ils les considèrent encore comme des pays sous-développés – souvent d’anciennes colonies – et que leurs populations et leurs dirigeants le sont aussi. Si la loi du plus fort et du plus riche y règne, si l'État s'y est plus ou moins désagrégé, si les lois communes sont abandonnées au profit de groupement d'intérêts privés, de puissances locales souvent de caractère mafieux, c’est juste parce que c’est des noirs des arabes des métèques, enfin des pas-comme-nous, quoi ! Nous on a des types comme Trump, comme Poutine, comme Javier Milei, comme Orban, Macron Netanyahou qui sont des phares de la pensée, on est à l’abri ⸮ (c'est de l'ironie). Pourquoi ça devrait nous arriver semblent encore croire la plupart des gens. Bien sûr il y a des crises, c'est même l'essence du capitalisme que de passer de crises en crises. N'a-t-on pas toujours su rebondir ?
Mais malgré tout, l'idée que des catastrophes sociales, financières, militaires, écologiques, puissent durablement menacer aussi l’Occident commence à infuser. On redoute même qu'elles adviennent toutes en même temps. La
fin du monde n'arrive pas à la même heure dans les différents endroits
de la planète. C'est comme ça. Et ces soixante-quinze dernières années, on a pris un peu de retard. L'Europe a durablement été épargnée. A force on trouve ça normal.
Cependant même parmi les plus optimistes, le doute s'installe. Et si c'était vraiment notre tour à présent ? Depuis une certaine élection outre-atlantique l'idée que nous aussi glissons vers encore plus de chaos écologique, politique, culturel commence à poindre. C'est vrai qu'il y a de quoi s'alarmer. Rien qu’ici, en France, le narcissisme d’un seul homme ayant, ces derniers mois, multiplié les décisions incohérentes a rendu ce pays non seulement ingouvernable, mais l’a en outre décrédibilisé au regard des puissances et institutions internationales. Elles rechignent de plus en plus à lui prêter de l'argent. Cela en sera bientôt peut-être fini de la société du caddie plein.
Bien évidemment, je ne demande qu'à me tromper. Je préfèrerais que ces idées ne me traversent même pas l'esprit. Mais il suffit d'écouter et de regarder pour se rendre compte qu'on n'a pas le cul sorti des ronces. "Plus d'un signe annonce l'hégémonie du délire" écrivait Cioran, en des temps pourtant moins irrationnels. La guerre est de nouveau aux portes de l'Europe. Le changement climatique a des incidences sur la production agricole, nous ne sommes même pas autosuffisants. La pollution ne cesse de croître un peu partout. La faillite intellectuelle et morale de nos dirigeants n'est plus a démontrer. Et
tout se passe comme s'il étaient déjà persuadés qu’ils
n’auront justement pas de comptes à rendre à l’Histoire.
On ne peut que constater, de jour en jour, la perte de tout sens commun, être entraîné malgré tout dans cette folie collective, sans pouvoir y faire grand chose, et pourtant on continue d'envisager des projets. Parce que malgré tout c'est là-dedans qu'il faut aménager sa petite vie, sa misérable petite vie. De toute façon cela se passera autrement qu'on l'imagine. Si le pire est prévisible, ses modalités ne le sont pas.
Je
me reproche souvent cette manie à ne pouvoir m'empêcher de parler du
monde. Je m'en veux de céder à cette tentation, alors que certaines de mes connaissances, prennent des bombes sur la gueule à trois heures d'avion d'ici. Je ferais mieux de mettre de l'ordre dans ma bibliothèque, de trier mes photos, de me débarrasser des choses superflues, de prendre soin de mon foie, de donner mes livres, de rédiger mes dernières volontés, d'appeler les personnes qui me furent si attentives durant l'épreuve des derniers mois, de profiter des menus bonheurs dont il m'est encore possible de jouir au lieu de passer du temps devant mon écran à mettre en forme des textes qui n'intéressent pas grand monde.
Mais j'ai par hasard croisé
cette citation de Maurice Blanchot, dans son essai "Le livre à venir" . Et même si je ne suis pas écrivain, je la prends à mon compte. Au fond elle me disculpe. "C'est une des charges de notre temps que d'exposer
l'écrivain à une sorte de honte préalable. Il faut
qu'il ait mauvaise conscience, il faut qu'il se sente en faute avant
toute autre démarche. Dès qu'il se met à écrire,
il s'entend interpeller joyeusement : «Eh bien, maintenant tu
es perdu.» «Je dois donc cesser ?» «Non, si
tu cesses, tu es perdu.» Ainsi parle le démon qui parla
aussi à Goethe et fit de lui cet être impersonnel, dès
sa vie au-delà de lui-même, impuissant à sombrer
parce que ce pouvoir suprême lui avait été retiré.
La force du démon est que par sa voix parlent des instances très
différentes, de sorte que l'on ne sait jamais ce que signifie
le «Tu es perdu ». Tantôt c'est le monde, le monde
de la vie quotidienne, la nécessité d'agir, la loi du
travail, le souci des hommes, la recherche des besoins. Parler quand
le monde périt ne peut éveiller en celui qui le parle
que le soupçon de sa frivolité, le désir, du moins,
de se rapprocher par ses parles de la gravité du moment en prononçant
des mots utiles, vrais et simples. «Tu es perdu» signifie
: «Tu parles sans nécessité, pour te soustraire
à la nécessité ; parole vaine, infatuée
et coupable ; parole de luxe et d'indigence.» - «Je dois
donc cesser!» «Non, si tu cesses, tu es perdu.»"
Oui je suis perdu, mais le week-end, ça passe inaperçu.