Voilà,
aujourd'hui en l'église St Sulpice ont eu lieu les obsèques de Patrice Chéreau. En cette église, parce que Chéreau aimait venir y voir le tableau de Delacroix représentant "la lutte de Jacob avec l'Ange". Sur la place, indifférente à ce qui l'entourait, cette femme au cheveux rouges nourrissait des pigeons. C'était franchement répugnant. C'est ce que j'ai dit à M. avec qui j'étais à ce moment là. Je déteste les pigeons.
Il y avait du monde à l'intérieur et c'était bien, je veux dire c'était rassurant cette foule venue honorer un tel artiste. Penndant que Richard Peduzzi évoquait la mémoire de son ami et compagnon de travail, j'ai repensé à cet entretien avec lui diffusé dimanche soir (
il commence à la 94 ème minute). Dix jours que les souvenirs se bousculent. J'ai du mal à me faire à l'idée qu'il n'y aura plus de spectacle de Chéreau à voir, que cette imagination ne produira plus rien qu'elle est morte imagination morte, qu'on n'entendra plus sa voix où la douceur se mêlait à l'incandescence. J'ai toujours connu le théâtre avec Chéreau. Son nom revenait toujours à un moment ou un autre dans les conversations des passionnés de théâtre. Il était comme l'étoile polaire. On s'orientait en le prenant comme repère. On pouvait ne pas être d'accord parfois avec ses options, mais voilà un spectacle de Chéreau même raté, était toujours plus riche d'enseignement que des spectacles réussis de nombre de petits maîtres. Simplement parce que c'était un génie. Ma première grande émotion dans un théâtre me vient de lui : je me souviens du Prince et d'Hermiane sur la passerelle au-dessus d'une fosse d'orchestre enfumée, de ce passage menant à cette clairière cernée par la nuit et les hauts murs du domaine, et la vaste forêt au-delà, oui je me rappelle l'émerveillement mêlé d'effroi devant la représentation de cette expérience où de jeunes corps en proie au désir reniaient leurs promesses. J'avais 20 ans, et ce qui se jouait là, dans "La Dispute" de Marivaux au théâtre de la Porte St Martin fut alors la révélation que le théâtre pouvait aussi avoir l'énigmatique densité d'un rêve et ouvrir sur des nuits peuplées de questions. J'étais donc là, et comme la plupart de ceux qui étaient présents, c'était un adieu à celui qui à un moment ou à un autre nous a enchanté, a nourri nos songes, ajouté de la beauté au monde et peut-être aussi changé notre façon de voir de penser ou d'éprouver les choses. Quand la bière a été transportée, les gens ont applaudi. Ils ont applaudi celui qui à jamais quitte la scène. J'aime bien qu'on applaudisse les gens de spectacle dans une église. C'est une revanche sur ces temps où ils étaient bannis et où on les enterraient de nuit dans la fosse commune.
Dehors, alors qu'on chargeait le cercueil dans le corbillard il y eut encore des applaudissements. Une petite pluie fine tombait. J'ai alors pensé aux parapluies qu'on voyait dans tant de spectacles des années soixante-dix, à ceux de "Massacre à Paris" de Marlowe dont je n'ai vu que des photos... C'était fini. j'ai repensé à cette réplique du dernier acte de Richard II qu'il avait si magistralement interprété, "
Apprends chère âme à regarder notre première condition comme un rêve heureux dont nous nous sommes réveillés, pour découvrir enfin notre condition véritable... Par une sainte existence, il nous faut regagner dans un monde nouveau la couronne qu'ici-bas nos heures profanes nous ont ravie" et puis je me suis aussi souvenu de
ce petit homme pathétique, que j'avais photographié il y a bien des années lors d'autres obsèques. Peut-être à présent étions nous nombreux à lui ressembler.
.... et pendant ce temps, évidemment, Jack Lang donnait une interview. C'est plus fort que lui, il ne peut pas s'en empêcher...
J'ai ensuite rencontré D. On est allé prendre un café "chez Georges" rue des canettes où je n'étais pas venu depuis bien des années.
C'était sympa. Les enterrements finalement, ça sert à ça aussi, à rassembler la famille, à retrouver des amis qu'on n'a pas vus depuis longtemps...