l'inquiétude ne l'avait pour ainsi dire jamais lâché. Il s'était habitué à vivre avec elle, et si parfois il avait cru la tenir éloignée, jamais cela n'avait duré très longtemps. Certes, il avait connu d'intenses moments de bonheur, mais toujours une petite voix lui rappelait qu'il ne fallait pas penser en être quitte pour autant. C'était comme un voile sur une photo, un ciel lourd de nuages sur une mer paisible, mais au moins cette intranquillité le préservait-elle, de l'effroi imaginé ou remémoré. Des gens, lorsqu'il avait la faiblesse de se confier, lui disaient que cela devait être insupportable à vivre, et certains d'entre eux s'autorisaient d'un jugement, ou d'une recommandation, comme si une cuillère pouvait reprocher au couteau le fil de sa lame. Non ce n'était pas insupportable, juste pénible parfois. Il était capable d'aimer, de voyager, de rire, de tendresse et de complicité, il appréciait l'imprévu mais le redoutait aussi, et ne manquait pas de prudence et de circonspection lorsqu'il pressentait un danger. Et justement, il le flairait souvent le danger. L'estimer, c'était en lui comme une seconde nature, ou peut-être n'avait il pas perdu cette nature première et animale qui fait que toute bête est aux aguets pour ne pas être aux abois. L'enfance lui avait montré comment gémit râle et vomit un corps le ventre ouvert les tripes à l'air, que le sang noircit quand il sèche au soleil, et aussi que la mort a une odeur nauséabonde ou bien encore à l'étrangeté d'un bras séparé de son tronc. Il avait aussi appris que l'on peut regarder l'agonie d'un homme comme un spectacle à la fois pitoyable ridicule et répugnant, pour peu que l'on vous ait convaincu que cet homme ne mérite qu'on y porte intérêt. Et que ce spectacle peut même arracher un rire (de cela, bien des années après, il en avait conçu une grande honte, s'apercevant que la mort de son chat, si tendre et affectueux l'avait bien plus affligé). C'était cela qui lui était donné de vivre : la majeure partie de son temps, il la passait en "mode "guerre. C'était en lui comme une certitude, la guerre était au cœur du monde, non une guerre ou des hommes s'affrontent sauvagement sur un champ de bataille, mais une guerre sournoise, rampante, qui ne se déclare jamais vraiment, et ne se manifeste que par éclairs, de façon sporadique, aveugle, frappant indistinctement, des innocents, pour les tenir dans l'épouvante et la peur.
Voilà, il était né en Occident dans la seconde moitié du vingtième siècle, et avait grandi quelques années sur la terre d'un peuple insurgé, que la rancœur avait rendu cruel. Il savait le danger toujours présent, l'attentat possible, et sous la paisible apparence, l'horreur en embuscade à tout instant susceptible de surgir. Il y avait toujours quelque chose qui pouvait rompre le cours ordinaire des choses, même
dans la splendeur d'un paysage chanté par les grillons. Aussi lui fallait-il, autant que possible, demeurer vigilant, et avancer cependant, l'air indifférent peut-être mais sur ses gardes, toujours. Bien sûr, il traversait parfois hors des passages cloutés, risquait sa vie aux carrefours, avait même une fois roulé sur quelques mètres en moto les yeux fermés,
s'était aventuré à nager loin du rivage, avait pris des drogues douteuses, comme tout le monde il avait taquiné la mort en adoptant des comportement stupides communément partagés, mais ce qui l'effrayait, c'était la menace, tapie dans les moments les plus inattendues, et la certitude que c'était encore et toujours pesamment là, sans qu'il ne puisse rien y faire.