Voilà,
c'est assez joli ce que j'ai entendu ce matin à la radio, cet extrait de Bergson dans l'Energie spirituelle : "Chacun de nous est un corps, soumis aux mêmes lois que toutes les autres portions de matière. Si on le pousse, il avance; si on le tire, il recule; si on le soulève et qu'on l'abandonne, il retombe. Mais, à côté de ces mouvements qui sont provoqués mécaniquement par une cause extérieure, il en est d'autres qui semblent venir du dedans et qui tranchent sur les précédents par leur caractère imprévu : on les appelle « volontaires ». Quelle en est la cause ? C'est ce que chacun de nous désigne par les mots « je » ou « moi ». Et qu'est-ce que le moi ? Quelque chose qui paraît, à tort ou à raison, déborder de toutes parts le corps qui y est joint, le dépasser dans l'espace aussi bien que dans le temps. Dans l'espace d'abord, car le corps de chacun de nous s'arrête aux contours précis qui le limitent, tandis que par notre faculté de percevoir, et plus particulièrement de voir, nous rayonnons bien au-delà de notre corps : nous allons jusqu'aux étoiles. Dans le temps ensuite, car le corps est matière, la matière est dans le présent, et, s'il est vrai que le passé y laisse des traces, ce ne sont des traces de passé que pour une conscience qui les aperçoit et qui interprète ce qu'elle aperçoit à la lumière de ce qu'elle se remémore : la conscience, elle, retient ce passé, l'enroule sur lui-même au fur et à mesure que le temps se déroule, et prépare avec lui un avenir qu'elle contribuera à créer." J'ai repensé à Philippe qui l'aimait beaucoup. Je me suis souvenu de l'odeur des vieux livres, de ce qui se décompose et se recompose, et du portrait de Dorian Gray peint par Ivan Albright que j'avais découvert dans ma jeunesse dans un ouvrage consacré à L'Art fantastique, à tous ces hasards qui m'ont constitué. J'ai songé que c'était déjà pas mal d'être arrivé jusque là sans trop d'encombre, et que je ferai au mieux pour m'accommoder de la suite et qu'il fallait fabriquer, fabriquer encore, expérimenter, imaginer, traficoter bidouiller que c'était là ma seule aptitude, que je n'étais plus bon qu'à ça, et qu'elle ne tenait qu'à ça mon "énergie spirituelle", que c'était un grand mystère pour moi que je sois devenu ça, que j'ai pu en partie échapper à toute cette bêtise soldatesque qui m'avait engendré et éduqué, et limiter les dégâts, et que tout de même, maintenant, un peu de campagne me ferait le plus grand bien. Quoiqu'il en soit, il va tout de même bien falloir réfléchir un peu sérieusement à cette question de matière.