Voilà,
tu retrouves une image qui te plaît, une image de l'ancien monde, celui d'avant, celui des fêtes, des parades, des carnavals, des manifestations, des rues occupées, des slogans, des fiertés, celui de l'aveuglement consenti au désastre, celui de l'insouciance, celui où l'on pouvait encore se payer de mots, où lorsque tu envisageais l'avenir de façon pessimiste on te disait comment tu peux vivre avec ce pessimisme et tu répondais "je me débrouille, je m'arrange, quand on s'attend au pire on ne peut qu'avoir de bonnes surprises", et là maintenant tu as la sensation qu'on s'en approche doucement, pour le moment ça va, tu es juste confiné, une bonne partie de l'humanité est confinée chez elle, ça veut dire que tu as un toit, tu as encore un peu d'argent, pour quelques mois, mais tu as un peu de mal à respirer, tu as des ganglions, tu éprouves une vague peur, le moindre reniflement, un petit mal de gorge et tu t'inquiètes, certains de tes proches aussi s'inquiètent pour eux. On s'ausculte, on se prends le pouls, on vérifie sa fièvre, c'est désormais un monde sans étreinte, sans caresse, sans contact, dans lequel il t'est donné de vivre, un monde suspendu, dans l'attente d'on ne sait quoi, dans l'attente que cela cesse, que cela cesse sans que la mort ne s'approche trop de toi, de ta famille, de tes amis, en espérant que la loterie vous épargnera.
Aujourd'hui tu as fait des courses tôt le matin, tu as longuement marché dans les rues désertes, tu as trouvé ça bien, tu as eu peur quand tu as marché sur la grille d'une bouche d'aération du métro que le virus pénètre dans tes bronches, et tu t'es dit"ah merde c'est trop con", tu as fait quelques photos sans grand intérêt, tu as tué une araignée, tu as vu des oiseaux copuler sur ton balcon, tu as vu une grosse pie dans ta cour, tu as scrollé sur ton smartphone, tu as brièvement ouvert un livre, tu as procrastiné, tu t'es cuisiné un plat frugal, tu as vidé ta boîte mail, tu as tenu une longue conversation téléphonique avec un ami, et ça t'a rappelé le temps lointain de ta jeunesse, où vous faisiez de même, tu as bu beaucoup de thé, tu as un peu éternué, tu as pris des gouttes d'échinacées, tu as écouté la radio en évitant soigneusement les actualités, mais tu as quand même longuement traîné sur les réseaux sociaux, tu as lu des conneries peut-être écrit des conneries, lu des choses intelligentes aussi, pertinentes, tu as essayé de comprendre si le professeur Raoult avait raison ou avait tort, tu as pesé le pour et le contre, tu as liké, tu as commenté, tu as un peu dormi, tu t'es dit "ah on est quand même déjà mercredi, tu as entendu une belle version de
my favorite things par Brad Mehldau, tu as regardé des photos, tu as péniblement commencé un photomontage qui ne te satisfait guère, tu as regardé longuement l'aspirateur au milieu de la pièce, tu as regardé un peu dans les fichiers de ton ordinateur tu as retrouvé une image qui te plaît , une image de l'ancien monde celui d'avant, celui des fêtes, des parades, des carnavals
linked with
the weekend in black and white