mardi 7 septembre 2021

Les vrais paradis...

 
 
Voilà, 
tu t'attardes sur un paysage où, comme sur les affiches scolaires de Raylambert ou bien les illustrations des livres de lecture de ton enfance, tout semble à sa place, mais les mots eux — du moins ceux dont tu disposes — ne trouvent pas la leur. Tu voudrais les fixer, ils se dérobent. Ceux que tu retiens te laissent insatisfaits. Tu sens bien que tu déclines intellectuellement et physiquement. Tu t'efforces pourtant de continuer à alimenter ce blog sans souci de chronologie. C'est devenu un exercice de style aussi laborieux et chronophage. Tu juxtaposes des images et des textes qui parfois tardent à se rencontrer. Cela signifie que parfois dans tes brouillons, des textes attendent des images, ou le contraire. Et il arrive que certains textes ne soient qu'une vague ébauche qui ne trouvera pas de sitôt son aboutissement ou peut-être même jamais. Quoi qu'il en soit, cela induit une étrange relation à la durée. Comme si le temps n'était pas linéaire, mais qu'il se répandait autour de toi comme une tâche. Comme dans ces peintures à l'eau pratiquées par les japonais, qu'on appelle "suminagashi".
 
Tu en viens à te parler à toi-même comme à un autre dont tu t'éloignerais ou qui serait sur le point de t'abandonner. 
Quelque chose s'est cassé en toi.
Quelqu'un a cassé quelque chose en toi.

Tu voudrais vivre là. Te poser enfin, te soustraire à la rumeur du monde, faire ton trou dans la paix des images. C'est un fantasme bien sûr, parce que tu ne parviens à décrocher de la petite machine qui te relie au monde, qui t'aliène, te mange ton temps, te rétrécit, t'abreuves d'informations inutiles qui encombrent ton cerveau, mais que tu consultes avec une impatience compulsive pour tout et n'importe quoi, comme si elle avait réponse à tout, comme si elle constituait une issue à tes frustrations, cette petite machine dont tu es désormais incapable de te séparer. Tu ne vaux pas mieux que les autres.

Parfois tu t'efforces de retourner vers les grands livres. Cela devient un effort. Il arrive parfois qu'un ample passage évoque de subtiles nuances que tu peux éprouver mais que tu ne seras jamais capable de restituer avec autant de précision. 

 « ... et je comprenais que la vie pût être jugée médiocre bien qu’à certains moments elle parût si belle, parce que dans le premier cas c’est sur tout autre chose qu’elle-même, sur des images qui ne gardent rien d’elle qu’on la juge et qu’on la déprécie. Tout au plus notais-je accessoirement que la différence qu’il y a entre chacune des impressions réelles – différences qui expliquent qu’une peinture uniforme de la vie ne puisse être ressemblante – tenait probablement à cette cause  : que la moindre parole que nous avons dite à une époque de notre vie, le geste le plus insignifiant que nous avons fait était entouré, portait sur lui le reflet, des choses qui logiquement ne tenaient pas à lui, en ont été séparées par l’intelligence qui n’avait rien à faire d’elles pour les besoins du raisonnement, mais au milieu desquelles – ici reflet rose du soir sur le mur fleuri d’un restaurant champêtre, sensation de faim, désir des femmes, plaisir du luxe – là volutes bleues de la mer matinale enveloppant des phrases musicales qui en émergent partiellement comme les épaules des ondines – le geste, l’acte le plus simple reste enfermé comme dans mille vases enclos dont chacun serait rempli de choses d’une couleur, d’une odeur, d’une température absolument différentes  ; sans compter que ces vases disposés sur toute la hauteur de nos années pendant lesquelles nous n’avons cessé de changer, fût-ce seulement de rêve et de pensée, sont situés à des altitudes bien diverses, et nous donnent la sensation d’atmosphères singulièrement variées. Il est vrai que ces changements nous les avons accomplis insensiblement  ; mais entre le souvenir qui nous revient brusquement et notre état actuel, de même qu’entre deux souvenirs d’années, de lieux, d’heures différentes, la distance est telle que cela suffirait, en dehors même d’une originalité spécifique à les rendre incomparables les uns aux autres. Oui, si le souvenir grâce à l’oubli, n’a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute présente, s’il est resté à sa place, à sa date, s’il a gardé ses distances, son isolement dans le creux d’une vallée, où à la pointe d’un sommet, il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément parce que c’est un air qu’on a respiré autrefois, cet air plus pur que les poètes ont vainement essayé de faire régner dans le Paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s’il avait été respiré déjà, car les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus. » (Marcel Proust).

14 commentaires:

  1. I really like this. It looks very much like a memory.

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  2. It does look like a paradise.
    Thanks for sharing at https://image-in-ing.blogspot.com/2021/09/going-buggy-in-our-yard.html

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  3. Une analyse du souvenir, claire et comme tu dis magnifiquement exprimée par Proust.
    Elle mène inévitablement à l’idée qu’il est impossible de partager ces paradis perdus avec les autres.
    Merci beaucoup

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  4. J'ai pas trop le temps là, mais l'idée serait que vous continuiez d'écrire* et que vous le fassiez le plus sincèrement possible, sans sacrifier à la joliesse d'un phrasé. Ne perdez jamais de vue le petit pan de mur jaune.

    * ce pour quoi vous avez un talent certain.

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    1. je ne mange plus de patates.

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    2. https://images.app.goo.gl/QB7gcc96pVWhmmNNA

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    3. C’est très sympathique de me recommander la lecture de ce livre (déjà lu il y a bien longtemps). Mais pourquoi ne pas s’adresser directement à moi par l’intermediaire du formulaire et m’expliquer la raison d’une telle recommandation ?

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  5. Beautiful photo. Very muted, almost like a monotone.

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  6. Greetings and Salutations! Your photograph and words are very poetic. Memory inspirational. Nice blog.

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  7. A wonderful capture. It's so serene.

    Thanks for sharing your link at My Corner of the World this week!

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