Voilà,
aux alentours du Panthéon, un artiste nommé, C215 peint sur les boîtiers électriques ou sur certains murs du quartier les portraits de ceux et de celles qui reposent dans cet édifice au frontispice duquel est inscrit "Aux grands hommes la patrie reconnaissante". Parmi eux se trouve André Malraux, l'auteur de "La condition humaine" qui inventa et dirigea le Ministère de la Culture sous de Gaulle. Une admiration réciproque et une amitié sincère liaient ces deux hommes aux parcours pourtant si différents. Mes parents militaires n'aiment pas De Gaulle au prétexte qu'il avait bradé l'empire colonial et surtout l'Algérie, et se moquaient de Malraux lorsqu'il passait à la télévision à cause des nombreux tics dont il était affligé. Et puis mon père exécrait les intellectuels, j'en ai déjà parlé ici ou bien là. De Malraux, on disait en plus qu'il était opiomane, drogué, je ne sais quoi d'autre encore. Ce qui du coup me le rendait a priori plutôt sympathique.
Entre 1970 et 1975, j'ai habité à l'Ecole Polytechnique, rue de la montagne Sainte Geneviève, établissement militaire où mes parents travaillaient et bénéficiaient d'un modeste appartement de fonction sous les toits du bâtiment Boncourt. En 1971 ou 1972, Malraux vint donner une conférence à l'amphithéâtre Poincaré à l'attention des polytechniciens. Etonnamment, mon géniteur me proposa d'y assister car il pouvait me faire discrètement rentrer si je le souhaitais. Ainsi donc m'étais-je faufilé tout en haut de l'amphi, que je connaissais bien. Certains samedi je venais y caresser avec un mélange d'effroi et de fascination les touches du grand piano noir qui s'y trouvait. J'avais alors une quinzaine d'années.
Malraux assis derrière le vaste bureau, commença son discours, tassé recroquevillé sur lui même, bredouillant de façon presque inaudible, projetant parfois ses bras dans l'air de manière désordonnée. Il y a des dessins de kafka qui me font songer à cette vision. J'étais gêné, embarrassé par le spectacle de ce vieillard, assailli de tics, qui ne semblait pas maîtriser son corps. Un mot existe en finnois Myötähäpeä (qui se prononce "meuhtaapear" pour signifier la honte qu'on éprouve pour un autre. C'était exactement ça. Et en même temps je ressentais une grande pitié pour lui. J'en avais les larmes aux yeux. Et puis petit à petit un changement s'opéra. À peine perceptible dans un premier temps. Oui il semblait que le corps trouvait peu à peu une certaine fluidité. Une gestuelle étrange commençait à sculpter son espace, les bras se déployaient parfois, et la parole devenait audible, ample. Comme si le corps et la pensée s'accordaient enfin. Quelque chose d'indéfinissable prenait mystérieusement forme devant moi. Des idées s'incarnaient soudainement. C'était un spectacle sidérant et envoûtant . Quasi hypnotique. L'intelligence se manifestait là comme un acte purement physique, une incarnation puissante et visionnaire. Une présence. Ce que je voyais là c'était la réflexion en mouvement, l'esprit qui se représentait dans une chorégraphie assise, étrange et violemment poétique, c'était la pensée comme une irruption, une insurrection, avec une forme de folie assumée malgré le costume et la cravate. Jamais de ma vie, je n'avais assisté à un événement aussi fascinant et mystérieux.
Je ne savais alors pas, toutes les douleurs et les deuils que cet homme avait du affronter au cours de son existence.
Quelques années après, j'ai pu parler de Malraux avec Philippe Tiry. Car lors de l'inauguration de la maison de la culture dont il fut le premier directeur, il avait pu avoir de longs échanges avec lui. Et puis il y eut aussi cette singulière exposition à la fondation Maeght, intitulée le musée imaginaire. Oui Malraux c’était aussi ça, l’homme qui a eu le projet (hélas avorté puisqu’il n’y en eu qu’une dizaine aujourd’hui toutes reconverties en salles de spectacle) d’édifier une maison de la Culture par département. Du moins favorisa-t-il dans notre pays la décentralisation culturelle. Oui il fut un temps en France où l’on considérait la culture comme un service public au mème titre que l’enseignement ou la santé. Mais aujourd’hui on voit dans quelle piètre considération on tient les personnels de santé les chercheurs et les enseignants. Quant à la culture... Le gouvernement vient tout juste d’autoriser la réouverture des casinos. Les théâtres sont toujours en quarantaines et les musées d’un accès limité.
Je sais bien tout ce qu'on pourra m'objecter au sujet de Malraux et qui n'est pas infondé : sa mythomanie, son goût pour l'affabulation et qu'il fut trafiquant et pilleur d'œuvres d'art dans sa jeunesse, certain verront en lui un chantre de l'appropriation culturelle, ou critiqueront son adulation hystérique à l'égard de de Gaulle, ou encore railleront son goût pour l'emphase et l'autocitation.
Mais je m'en fous complètement.
Il y a eu cette vision dans ma vie tout comme il y eut l'éloge funèbres de Jean Moulin au Panthéon et l'hommage à Georges Braque dans la cour carrée du Louvre qui sont particulièrement poignants, et me bouleversent toujours autant lorsque je les entends.
Ça ne m'empêche pas d'aimer aussi des œuvres de Cioran, Thomas Bernhard, Bukowski entre autres, et les dessins de Reiser.
D'ailleurs je suis même très capable de m'en moquer. J'adore l'imiter et je le fais très bien.
(linked with Monday Mural)
Je sais bien tout ce qu'on pourra m'objecter au sujet de Malraux et qui n'est pas infondé : sa mythomanie, son goût pour l'affabulation et qu'il fut trafiquant et pilleur d'œuvres d'art dans sa jeunesse, certain verront en lui un chantre de l'appropriation culturelle, ou critiqueront son adulation hystérique à l'égard de de Gaulle, ou encore railleront son goût pour l'emphase et l'autocitation.
Mais je m'en fous complètement.
Il y a eu cette vision dans ma vie tout comme il y eut l'éloge funèbres de Jean Moulin au Panthéon et l'hommage à Georges Braque dans la cour carrée du Louvre qui sont particulièrement poignants, et me bouleversent toujours autant lorsque je les entends.
Ça ne m'empêche pas d'aimer aussi des œuvres de Cioran, Thomas Bernhard, Bukowski entre autres, et les dessins de Reiser.
D'ailleurs je suis même très capable de m'en moquer. J'adore l'imiter et je le fais très bien.
(linked with Monday Mural)
...haunting!
RépondreSupprimerOui, je n'en suis pas encore revenue, ouvrir les casinos avant les salles de spectacle et les cinémas, quelle absurdité !
RépondreSupprimerIt's amazing you saw this transformation of Malraux for yourself. What a unique way to present the various sides of Malraux. C215 is a very good artist. This is an amazing mural.
RépondreSupprimerYour memoir of yourself as a youth and the way you perceived the character of Malraux is fascinating, especially that you shared your own background and where and why you lived at the Ecole Polytechnique. That part of Paris seems even more changed to me these days than other parts of the city. My first visit there was in 1963.
RépondreSupprimerI am reading a book in French, which therefore has my mind prepared, and I was able to read your entire post today without a big problem -- so I enjoyed it all the more. The borrowed-from-Finnish word Myötähäpeä is amazing -- it's needed in every language, why don't we have it? It suggests empathy for the other person, not just observation of their trouble.
be well... mae at maefood.blogspot.com
It must´ve been a difficult life to live...
RépondreSupprimerIt is a superb mural. Your words make it clear just how much that experience stayed with you. Funny--- at first glance I thought it was Jean Gabin.
RépondreSupprimerLovely mural and memorial to André Malraux. It must have been quite difficult for him to have those tics and be a public person.
RépondreSupprimerThanks for participating in Monday Murals Kwarkito.
A beautiful portrait in view and in words. The most was unknown to me but never to old to learn something new.Thanks.
RépondreSupprimerWhat a pretty portrait of a well know man.
RépondreSupprimertu as un vrai talent de conteur ! j'adore
RépondreSupprimerje ne sais pas si j'ai le droit de dire que c'est l'un de tes meilleurs textes, mais c'est l'un de ceux qui m'a le plus touché. peut-être parce qu'il vise juste.
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