lundi 21 avril 2025

Une vieille histoire

 
 
Voilà,
dans le journal "Le Monde" du 7 avril 1978, c'est à dire il y a quarante sept ans, Gilles Deleuze signait une tribune intitulée "Les gêneurs". Je la livre telle quelle.
"Pourquoi les Palestiniens seraient-ils des "interlocuteurs valables" puisqu'ils n'ont pas de pays ? Pourquoi auraient-ils un pays, puisqu'on le leur a ôté ? On ne leur a jamais donné d'autre choix que de se rendre sans conditions. On ne leur propose que la mort. Dans la guerre qui les oppose à Israël, les actions d'Israël sont considérées comme des ripostes légitimes (même si elles paraissent disproportionnées), tandis que celles des Palestiniens sont exclusivement traitées de crimes terroristes. Et un mort arabe n'a pas la même mesure ni le même poids qu'un mort israélien.
 
Israël n'a pas cessé depuis 1969 de bombarder et de mitrailler le Sud-Liban. Il a reconnu explicitement que l'invasion récente de ce pays était non pas une riposte à l'action du commando de Tel-Aviv (trente mille soldats contre onze terroristes), mais le couronnement prémédité de toute une série d'opérations dont il se réservait l'initiative. Pour une "solution finale" du problème palestinien, Israël peut compter sur une complicité presque unanime ces autres États, avec des nuances et des restrictions diverses. Les Palestiniens, gens sans terre ni État, sont des gêneurs pour tout le monde. Ils ont beau recevoir des armes et de l'argent de certains pays, ils savent ce qu'ils disent quand ils déclarent qu'ils sont absolument seuls.
 
Les combattants palestiniens disent aussi qu'ils viennent de remporter une certaine victoire. Ils n'avaient laissé au Sud-Liban que des groupes de résistance, qui semblent avoir fort bien tenu. En revanche, l'invasion israélienne a frappé aveuglément les réfugiés palestiniens, les paysans libanais, tout un peuple de cultivateurs pauvres. Des destructions de villages et de villes, des massacres de civils, sont confirmés; l'emploi de bombes à billes est signalé de plusieurs côtés. Cette population du Sud-Liban n'a pas cessé depuis plusieurs années de partir et de revenir, en perpétuel exode, sous les coups de force israéliens dont on ne voit pas très bien ce qui les distingue d'actes terroristes. L'escalade actuelle a jeté sur les chemins deux cent mille personnes sans abri. L'État d'Israël applique au Sud-Liban la méthode qui a fait ses preuves en Galilée et ailleurs en 1948: il "Palestine" le Sud-Liban.
 
Les combattants palestiniens sont issus des réfugiés. Israël ne prétend vaincre les combattants qu’en faisant des milliers d’autres réfugiés, d’où naîtront de nouveaux combattants.
Ce ne sont pas seulement nos rapports avec le Liban qui nous font dire: l’État d’Israël assassine un pays fragile et complexe. Il y a aussi un autre aspect. Le problème Israël-Palestine est déterminant dans les problèmes actuels du terrorisme, même en Europe. L’entente mondiale des États, l’organisation d’une police et d’une juridiction mondiales, telles qu’elles se préparent, débouchent nécessairement sur une extension où de plus en plus de gens seront assimilés à des "terroristes" virtuels. On se trouve dans une situation analogue à celle de la guerre d’Espagne, lorsque l’Espagne servit de laboratoire et d’expérimentation pour un avenir plus terrible encore.
 
Aujourd’hui c’est l’État d’Israël qui mène l’expérimentation. Il fixe le modèle de répression qui sera monnayé dans d’autres pays, adapté à d’autres pays. Il y a une grande continuité dans sa politique. Israël a toujours considéré que les résolutions de l’ONU qui le condamnaient verbalement lui donnaient en fait raison. L’invitation à quitter des territoires occupés, il l’a transformé en devoir d’y installer des colonies. Actuellement il considère que l’envoi de la force internationale au Sud-Liban est excellent… à condition que celle-ci se charge à sa place de transformer la région en une zone de police ou en désert contrôlé. C’est un curieux chantage, dont le monde entier ne sortira que s’il y a une pression suffisante pour que les Palestiniens soient enfin reconnus pour ce qu’ils sont, des "interlocuteurs valables", puisque dans un état de guerre dont ils ne sont certes pas responsables."
 
Je réalise aujourd'hui que toute ma vie durant j'ai entendu parler de cette affaire entre les Israéliens et les Palestiniens et de la violence aveugle qui touche les deux camps. J'ai évidemment repensé à tous les actes terroristes parfois fort horribles (en particulier les derniers) perpétrés par les palestiniens, mais je me suis souvenu que l'état d’Israël s'est aussi bâti sur le terrorisme. J'ai fait quelques recherches et suis tombé sur l'article daté du 22 juin 1946 de Maurice Ferro, toujours dans "Le Monde"
 
"Depuis 1945, une transformation profonde s'est produite dans le terrorisme juif. La méthode anarchiste de l'attentat individuel semblait visiblement dépassée. De l'échelon du meurtre, dont le caractère politique n'altère point l'empreinte criminelle, qu'il s'agisse d'un lord Moyne, d'un préfet de police ou d'un quelconque militaire ou agent administratif, les terroristes passèrent au plan de la lutte ouverte et franche, toutes forces déployées. 
 
Ils décidèrent alors de ne plus s'attaquer aux gens mais aux édifices, aux dépôts d'armes et de munitions, aux parcs d'aviation, aux voies de communication. Car ils ne nourrissent de haine ni à l'égard de l'Anglais, soldat faisant son devoir en service commandé, ni, surtout, envers le peuple arabe. L'objet de leur ressentiment n'est même pas l'empire britannique. Les Juifs, pendant toute la durée des hostilités, l'ont aidé sans mesure à combattre le nazisme et le fascisme. C'est à la "politique britannique impérialiste" que les organismes sionistes de combat ont officiellement déclaré la guerre. La réprobation générale, qui au début stigmatisa les agressions personnelles, a progressivement fait place en Palestine à une atmosphère de sympathie pour ceux que les communiqués officiels nomment encore "terroristes". Il n'est pas, croyons-nous, jusqu'aux Arabes, dont le respect de la force est légendaire, qui ne manifestent à leur endroit une certaine admiration... 
 
Cette guerre contre la "politique impérialiste" du cabinet de Londres, trois groupements la mènent : le "groupe Stern" ou "Lohami Cherut Israël" - "les Combattants pour la libération d'Israël" - dont le chef est aujourd'hui Nathan Yellin-Friedman, d'origine polonaise ; l' "Irgoun Zwai Leumi" - ou "Organisation militaire nationale juive" - à tendances "révisionnistes", ayant à sa tête Menachem Beguin, ancien avocat qui fit partie des forces armées polonaises, et la "Haganah" - "Mouvement de la résistance juive" - dont tous les Juifs de Palestine font maintenant plus ou moins partie.
  
Le "groupe Stern" prit naissance en 1941. L'organisation clandestine de la "résistance" sioniste qui, jusque-là, réunissait les "terroristes" les plus éprouvés était l'"Irgoun", commandée par un certain Arazieh qui avait Stem pour lieutenant - internés tous deux en 1940 comme éléments "dangereux".
  
Pro-britannique sincèrement convaincu, Arazieh ne tarda pas être libéré, prit du service dans l'armée anglaise où il gagna la couronne de "major" et trouva la mort en Irak au moment de la révolte de Rachid Ali. Stern, au contraire, résolument anglophobe, fut indigné de la conduite de son chef. Après s'être évadé des locaux où il était détenu, il entra en "dissidence" et fonda l'association extrémiste qui porte son nom. Il devait par la suite être tué à Tel-Aviv au cours d'un engagement avec la police.
 
 Ces trois groupements, à l'heure actuelle, semblent étroitement collaborer. Il ne serait peut-être pas exagéré de prétendre qu'ils obéissent aux directives d'un commun organe coordinateur, analogue à l'état-major-général d'une armée régulière. On ne peut, en analysant la stratégie et la tactique des terroristes, s'empêcher de les considérer comme des émules de ces combattants de l'intérieur qui contribuèrent si puissamment à la libération de l'Europe.
 Dans une première organisation (un premier bureau), tous les effectifs sont soigneusement fichés. La masse, le réservoir, c'est la "Haganah"; les troupes de choc, composées de jeunes gens - et de Jeunes filles, qui manient la mitraillette avec la même aisance que les garçons - sont fournies par la "bande Stem" ou "l'Irgoun".

Leur "deuxième bureau" est fort bien renseigné. Il doit vraisemblablement connaître l'exacte consistance des troupes britanniques stationnées en Palestine, leurs lieux de cantonnement, leurs mouvements et déplacements, ainsi que leurs dispositifs offensifs et défensifs. On ne comprendrait autrement pas la réussite stupéfiante de certains coups de main terroristes, que la conception générale et la rapidité d'exécution ne sauraient seules expliquer.

Quant au "quatrième bureau", il a fait des miracles. Les armes provenant du pillage de dépôts britanniques paraissent-elles être en quantités insuffisantes pour équiper l'armée secrète ? On s'en procure par contrebande. Les approvisionnements abandonnés dans le "désert occidental" par les Germano-Italiens n'ont pas tous été récupérés par les Britanniques. Les Bédouins nomades en ont "découvert" plusieurs qui ont pris, le plus souvent, le chemin de Jérusalem ou de Tel-Aviv. En ce qui concerne les explosifs, les Juifs fabriquent une gélignite dont la qualité, aux dires des Britanniques eux-mêmes, est bien supérieure  à celle qui sort des usines du Royaume-Uni. Et des camions, ressemblant comme des frères à ceux de l'armée anglaise, assurent les transports et les liaisons de " terroristes " vêtus d'authentiques " battle-dresses ".

Le "troisième bureau" n'est certes pas le moins occupé. Nanti des éléments fournis par les divers services, il monte avec minutie les opérations. Ainsi, quand un débarquement clandestin est tenté, une tête de pont est établie à la plage choisie : deux cordons de troupes isolent une bande de terrain qui forme corridor entre le rivage et la colonie où seront recueillis les "immigrants illégaux", cependant que des unités mobiles patrouillent les alentours et que des groupes " indépendants " se livrent à des attaques de diversion contre des postes de police ou des installations militaires, le plus souvent assez distants du théâtre principal.

Un "cinquième bureau", enfin, groupe les "renseignements généraux" et centralise la propagande. La "Haganah", l'"Irgoun" et "Stern" possèdent un poste de radiodiffusion qui s'intitule - "la voix d'Israël, la voix de la résistance juive" - émettant régulièrement sur 45 mètres de longueur d'ondes. Ce poste, en outre, publie un bulletin quotidien d'informations "ronéotypé", que l'on reçoit à domicile nus enveloppe affranchie...

Aussi bien la Grande-Bretagne multiplie-t-elle les mesures nécessaires au maintien de l'ordre. Le pays est virtuellement en état de siège. Les édifices publics, les bâtiments militaires, les gares, sont protégés par d'épais rouleaux de barbelés. Les principaux carrefours routiers sont gardés militairement. Il est formellement interdit de rouler sur les chemins ruraux passé 18 heures. Et des blindés, chars moyens sur roues ou automitrailleuses, tous équipés de postes de T.S.F. parcourent inlassablement les campagnes et les villes.

Pratiquement "évacuée" l'an dernier à pareille époque, la Palestine est aujourd'hui un camp retranché véritable où s'accumule un matériel de guerre ultra-moderne.

À Gaza, des quartiers, des dépôts et des parcs, qui paraissent devoir être occupés en permanence, sont aménagés avec soin. D'importants crédits, de l'ordre d'un million de livres, ont d'ailleurs été affectés à ces travaux. Et s'il n'est pas tout à fait exact que l'on y emploie des prisonniers allemands, certains spécialistes "panzer" sont soupçonnés d'y mettre la main.

Ainsi, la Palestine — dont il ne faudrait pas, sur le plan militaire, dissocier la Transjordanie — centre névralgique des pétroles du Proche-Orient et du précieux lacis des voies de communication impériales, se trouve graduellement transformée en place d'armes...

À cette patiente riposte du formidable outillage britannique, les "terroristes", sans doute, répliqueront par une cohésion encore plus ferme. Ils ont voulu, m'a-t-on assuré, démontrer que le Juif ne se laissait pas intimider par un simple déploiement de forces et était loin d'être couard comme on l'affirme communément.

Mais ce mouvement, si parfait que puisse être son orchestration, est essentiellement négatif, et ne constitue pas une fin. Les Juifs de Palestine, les "importés" comme les autochtones, tous étroitement solidaires, le considèrent comme un premier pas vers la voie de l'affranchissement. On verra peut-être un jour les animateurs de l'armée de libération proclamer, en marge du pouvoir de tutelle, la constitution d'un État juif véritable, pourvu d'un gouvernement provisoire et de cadres administratifs complets. On dira peut-être, de ce rêve d'Israël, que c'est une utopie. C'est pourtant, me suis-je laissé dire, cette utopie que recouvre le manteau du "terrorisme..."

Cette dernière phrase pourrait exactement s'appliquer aux palestiniens d'aujourd'hui.  
Le 2 janvier 2025, le premier ministre israélien a déclaré que la guerre durerait encore un an. Ainsi le gouvernement d'extrême-droite israélien regroupé autour de colons et de bigots extrémistes qui ne valent pas mieux que les islamistes du Hamas vont probablement de la sorte continuer d'engendrer les monstres qui les ont attaqués début Octobre. Comment pourrait-il en être autrement puisqu'au lendemain du massacre perpétré par le Hamas (et l'on sait que Netanyahou a largement contribué à son édification) le ministre de la défense israélien se proposait de combattre  des "animaux humains" et Nétanyahou a déclaré qu'il allait réduire la population de Gaza à son minimum. Il y a dans cette région — j'avais, il y a plus de dix ans partagé un témoignage à ce sujetune sorte de folie suicidaire et meurtrière qui dure depuis des décennies. Ces derniers temps elle semble s'amplifier jusqu'à un point de non retour. 
Mais ce qui est le plus terrifiant, c'est de réaliser que 80 ans après la libération des camps de concentrations du Reich, les descendants des victimes de l'horreur nazie, deviennent à leur tour bourreaux et commettent des crimes contre l’humanité. 
Au fond en 1967, De Gaulle, qui fut alors taxé d'antisémitisme, s'était révélé, lucide, sinon visionnaire, exposant,  — dans un français qui, soixante ans après, fait rêver —  la situation avec autant de nuances que de clarté.
Hier soir, le ministre d'extrême droite israélien Smotrich (un de ceux qui autrefois a applaudi à l'assassinat d'Itzak Rabin) a déclaré "le temps est venu d'attaquer Gaza, de l'occuper, d'y établir un gouvernement militaire, de prendre le contrôle de Gaza et de mettre en place le plan de Trump de déplacer deux millions de gazaouis de cette terre".
Comme l’a écrit André Markowicz "comment les Israéliens ont-ils pu à ce point oublier qu’ils ont été des juifs ?"
On peut garder un relatif espoir en songeant qu'il a bien fallu cinq ou six cents ans pour que français et anglais cessent de se faire la guerre. 
Bref ainsi vont les choses dans le meilleur des monde possibles
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4 commentaires:

  1. A sobering reflection that traces the haunting continuity of violence and displacement, revealing how unresolved traumas can tragically evolve into new injustices.

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  2. My heart is broken to see what has become of hopes and dreams. I join Roentare (above) with his succinct observation.

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  3. Rappels historiques importants, merci, et constat que l'histoire n'enseigne pas, hélas. La mémoire semble inutile...et on continue à massacrer sans état d'âme.

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