Voilà,
cette photo a été prise il y a tout juste un an, durant les grandes grèves de décembre contre le projet de réforme du régime des retraites. Ce matin là, j'avais pu prendre un bus à son terminus, dont j'espérais qu'il m'amènerait assez loin, vers le nord de Paris, où je répétais avec plaisir, une pièce courte en compagnie de vieux camarades. Un an après, les salles de spectacles sont fermées, pendant que les lieux de cultes restent ouverts, ainsi que les grands temples de la consommation où le virus a plus de chance de se propager que dans les théâtres.
Je me souviens de l'indescriptible chaos de Paris, des embouteillages, des pistes cyclables dangereuses en raison de la circulation insensée (car j'ai aussi beaucoup pédalé à cette époque). Les rares bus bondés, en raison de l'absence de métros, étaient pris d'assaut par des gens qui voulaient monter à tout prix quand d'autres ne pouvaient en descendre. J'ai pris cette photo à l'un de ces arrêts. Bousculades mise en danger de la vie d'autrui,
insultes, scènes parfois surréalistes d'où surgissaient violence et
frustrations contenues. C'était le sinistre spectacle du salarié, esclave consentant soumis à la violence néolibérale pour laquelle il est capable d'endurer tant d'humiliations, de renoncer à sa vie de famille, à la sérénité, aux heures de sommeil, au plaisir sexuel, pour ne pas être en retard, ne pas risquer la sanction du patron, tout ça souvent pour un salaire de merde.
Je m'étais alors fait la réflexion que le comportement des gens face aux perturbations causées par la grève
dans les transports parisiens démentait cruellement les théories de
certains collapsologues-bisounours selon lesquelles l'Effondrement verrait advenir
un nouvel humanisme basé sur l'entr'aide et la solidarité. Foutaises !
La connerie ontologique qui caractérise l'espèce ne se manifeste jamais
avec autant d'éclat que dans ces moments où l'ordinaire des jours se
trouve bouleversé. Et je comprenais ceux qui luttaient pour leur dignité.
Évidemment que c'était un problème pour l'usager, ces grèves. Mais tout de même les gens ne font pas ça pour le fun ou juste pour faire chier. Il se passait quand même quelque chose de grave non seulement avec les retraites, mais aussi avec le travail en général, dans les services publics, à l'hôpital, dans les transports, dans l'enseignement, à l'université, dans la Recherche. Et la crise du Covid qu'on ne soupçonnait alors même pas (car ce qui se passait en Chine et dans une partie de l'Asie, apparaissait alors comme un virus exotique de plus, qui ne viendrait jamais jusqu'à nous) a montré à quel point la dégradation du service public et les restrictions ont mis à mal le service hospitalier, qui a pu faire face grâce à l'esprit de solidarité et de responsabilité des "premiers de corvée" souvent mal payés, et qui pour certains l'ont fait au péril de leur vie. C'étaient souvent ces personnes qui avaient défilé dans les rues et manifesté leur mécontentement, et se faisaient tabasser par la maréchaussée.
Mais à l'époque, il y avait quelques connards qui écrivaient, que la CGT est un lobby, les syndicats des preneurs d'otages, que la grève des transports cause la mort de gens. Il m'était même arrivé de lire sur un blog tenu par quelqu'un qui m'avait paru, quelques années auparavant, au premier abord plutôt fréquentable, un éloge de la police et des patrons qui prennent des risques. Il y parlait de la liberté dont on jouit en France, — oui s'il s'agit de consommer on l'a, mais pour le reste, c'est déjà grandement menacé, et ça m'avait vraiment foutu l'envie de gerber, surtout quand il suggérait que contre la violence il faudrait faire intervenir l'armée. Mais la violence policière et les tirs de Flash ball, évidemment, il n'en parlait pas ce gros naze.
J'avais alors envie de dire à tous ceux qui gueulaient contre les grèves, de ne surtout pas prendre leurs congés payés, de ne plus se faire rembourser par la sécurité sociale, de ne pas toucher de retraite quand en viendrait le temps, de ne pas percevoir les allocations prénatales ni le congé maternité, de ne plus pas utiliser la médecine du travail, de ne pas accepter, pour ceux qui travaillaient en entreprise le paiement de leurs heures supplémentaires et de ne bénéficier d'aucuns des acquis et avantages sociaux inscrits dans les conventions collectives, toute choses dont on sait qu'elles n'ont pas été accordées par philanthropie par de généreux patrons soucieux du sort de leurs employés, mais qu'elles ont été obtenues de haute lutte.
Ce qui fait sourire aujourd'hui, c'est que les même qui trouvaient qu'il y avait trop d'assistés, que les chômeurs étaient des branleurs qui n'ont qu'à traverser la route pour trouver du travail, sont à réclamer, depuis la crise du Covid des aides de l'État et à implorer la solidarité nationale.
Mais tout cela paraît si lointain. L'année qui vient de s'écouler nous a maintenus dans une sorte d'anesthésie, d'attente beckettienne. Sans le réaliser nous sommes passés dans le monde d'après. Celui des libertés restreintes, de l'impossibilité de circuler à sa guise, de la précarité généralisée, de l'exil intérieur, de la désagrégation sociale, du divertissement interdit