Voilà,
cent mille, la barre des cent mille morts dues au covid a été franchie en France aujourd'hui. Cent mille morts, c'est aussi cent mille noms inconnus pour la plupart. Cent mille vies fauchées, cent mille existences avec des amis des proches des parents des enfants. Bien sûr il doit y avoir un bon paquet de crétin(e)s parmi tous ces disparus, c'est inévitable, peut-être même des irresponsables et quelques complotistes. Mais tout de même, sans le sabotage du système de santé depuis vingt ans, le renoncement à la recherche scientifique, et les décisions incohérentes de l'exécutif pendant cette crise on aurait pu limiter les dégâts.
Tu te souviens du temps où l'on n'imaginait pas que de telles choses puissent arriver sous nos latitudes, parce qu'ici c'était le monde moderne ?
A présent on annonce que 91 variants de ce virus ont été répertoriés en Amazonie, dont un, le P1, déjà nommé "variant amazonien" constituerait d'ores et déjà, d'après certains virologues, une sérieuse menace pour l'humanité. Que faire de ces nouvelles, et de toutes les autres, concernant l'épidémie, la crise sociale et économique qui se prépare ?
Goûter le présent, même s'il est pauvre en joies et en plaisirs. "Il faut vivre il faut travailler et seulement travailler", comme le dit Irina dans "Les trois sœurs" de Tchekhov.
Seulement travailler ? Peut-être pas, en ce qui me concerne. Marcher aussi, faire de l'exercice, traîner, rêver, vivre intensément chaque instant qui vient dans la mesure de mes moyens et du périmètre autorisé.
Nous ne connaîtrons désormais plus de temps sans tourment ni menace.
Que faire ?
Tout prend désormais un
caractère d'urgence.
Je réalise que je dois saisir toutes les occasions
de m'exprimer, de manifester que je suis vivant.
Une photo, un collage,
quelques mots. De toute façon je ne suis bon qu'à ça.
Cela fait si longtemps que j'ai peur.
Mais il y a ce problème. Pourquoi
suis-je incapable d'être plus fantasque lorsque j'écris ? Pour quelle raison
suis-je à ce point entravé avec les mots ? Pourquoi m'est-il donc si
difficile de m'accorder au langage autant que de m'en affranchir ?
Lorsque j'écris je ne suis jamais au bon endroit. Je ne parviens jamais à faire le
point. Parfois j'ai l'impression de me répandre. De ne
parler que de moi. Alors je m'en veux. Si je tente d'être objectif, mon
objectivité peut paraître sombre, pessimiste. J'essaie d'être factuel
parfois, mais c'est souvent chiant. De temps en temps je m'efforce de
prendre du recul, de la distance. D'analyser la situation. Je peux même
m'arriver d'écrire des choses pertinentes.
Et après ? What´s the use ?
Pourtant la connerie je la flaire bien, et de loin. Elle m'insupporte.
Mais à quoi bon la dénoncer, elle se répand dans un monde où de toute
façon je ne serai bientôt plus.
Parfois j'ai l'innocence et l'étonnement
du rêveur égaré dans un songe. C'est là ma vraie nature. Je n'ai jamais
bien compris la réalité. Elle m'est toujours apparue aussi énigmatique
que confuse.
Mais il m'arrive aussi d'avoir le regard de
celui qui à cinq avait déjà vu à quoi ressemble un type mort et mutilé dans un fossé.
Et qui se souvient de l'odeur.
Et qui sait depuis longtemps que les mouches aiment se promener sur les plaies.
Et j'ai
alors l'impression d'avoir cent ans.
A l'époque cela m'avait paru sidérant
énigmatique effrayant et presque irréel. Mais ce que je trouvais alors
vraiment bien plus triste c'était la fin du film "Crin Blanc",
lorsqu'il galope vers la mer. Rien que d'y repenser ça me noue la
gorge. Ce film racontait l'histoire d'amour entre un enfant prénommé
Folco et un cheval ; une histoire sans mot une histoire d'instinct. Une
histoire qui pourtant finissait mal : pour échapper au gardians qui le
poursuivaient Crin-blanc s'enfonçait dans les eaux du delta avec l'enfant
accroché à son dos. Je me souviens, ce film était projeté sous une de
ces vastes tentes de l'armée à la batterie de Djelfa. Peut-être avais-je
besoin de rendre cette fiction plus forte que la réalité dans laquelle
j'étais immergé pour en conjurer ou refouler l'effroi qu'elle suscitait.
Mais je me perds en digressions. J'ai de la fuite dans les idées.
Je voulais juste raconter que l'été dernier, à Bordeaux, lors de ce qui ne fut qu'une parenthèse entre deux confinements, à cet endroit sous ce ciel, alors que je me promenais au jardin public, léger, heureux d'être dans cette ville qui me ramène à quelques souvenirs d'enfance, j'ai songé que je refoulais trop ma fantaisie. Celle dont je sais si bien user, en certaines circonstances, lorsque je fais l'acteur par exemple. Celle qui surgit parfois avec mes clandestins, quand je ne réfléchis pas. Oui au pied de ces grands arbres, enfin plutôt de ces grandes herbes, puisque les palmiers sont des monocotylédones, je me suis fait une promesse que je n'ai toujours pas tenue.