Voilà,
ça a commencé comme un jour pas tout à fait ordinaire. Ces dernières semaines on a beaucoup parlé - même François Hollande l'a évoqué au cours d'un entretien radiophonique - du bouquin de Houellebecq "Soumission" qui sort aujourd'hui et dont le pitch décrit par le journal les Inrocks est le suivant : "
Ce roman d’anticipation sociale, nous plonge dans la France de 2022 : François Hollande arrive à la fin de son second mandat, et au premier tour de l’élection s’affronteront le Front national et la Fraternité musulmane (le parti des musulmans de France, pure invention de l’auteur). Ce dernier remportera la présidence en se ralliant le PS et l’UMP, et en nommant François Bayrou Premier ministre, et la société se trouvera entièrement bouleversée." Et ce matin, apparemment il n'y en avait que pour lui. Les journalistes de France-Culture pour la plupart transformés depuis quelques années en animateurs de la matinale de leur antenne, recevaient François Bayrou. Il a évidemment parlé du livre qu'il a semble-t-il, eu le privilège de lire - enfin je suppose, j'ai pris l'émission en cours de route -. Quoiqu'il en soit ce n'était pas très intéressant à écouter. Alors j'ai changé de canal et suis passé à France Inter où l'auteur était invité. C'était le moment des questions et réflexions des auditeurs, et rien que ça, ça m'a déprimé. Je ne peux pas parler du livre, d'abord parce que je ne l'ai pas lu et que de toute façon je me suis vite lassé de Houellebecq. C'est surtout devenu un produit marketing. Particulièrement cette année où il est en plus apparu dans deux films de fiction. Pas mal d'ailleurs. Autant le personnage dépressif peut être assez amusant, autant sa littérature s'avère plutôt lassante. Un mec misogyne qui récrimine contre le monde parce qu'il a du mal à bander, ça va deux ou trois fois, mais ensuite ça devient ennuyeux. De toute façon c'est moins lui qui dérange que le foin qu'on en fait. Bref, j'ai mis Thelonious Monk sur la platine, en rangeotant dans l'appartement. Et puis je suis parti retrouver Anne, Fred et Marie-Christine du côté de République. En passant sur la place j'ai pris une paire de photos. Il faisait gris, brumeux, froid. J'aimais bien la statue sur son socle se reflétant sur le sol humide. Et aussi les grands arbres nus et les petites silhouettes emmitouflées
Je suis arrivé chez Anne juste à l'heure. Fred était déjà là, et Marie n'a eu que dix minutes de retard. Très vite on s'est mis à bosser en rigolant, en racontant des grosses conneries afin de trouver des idées drôles pour le projet qui nous réunit. Fred avait sa tablette branchée sur le flux d'actualités et c'est comme ça qu'on a appris qu'il y avait eu une fusillade à Charlie-Hebdo. On pensait que c'était à l'extérieur. En même temps j'ai commencé à recevoir des texto alarmés de quelques amis. Ce n'est qu'en rentrant à la maison que j'ai eu plus de détails. Là j'ai découvert que
la une du journal sorti aujourd'hui était consacrée à Houellebecq, mais surtout que Cabu et Wolinski comptaient parmi les victimes.
Cabu, je l'ai toujours connu. A treize ans je lisais les aventures du grand Duduche dans le journal Pilote ("Pilote le journal qui s'amuse à réfléchir"). Duduche c'était des histoires de lycées. Et puis j'ai grandi, et Cabu continuait de dessiner dans Hara-Kiri, Charlie Hebdo, que j'achetais adolescent. Bien sûr, le fils de képi que j'étais alors, allergique au kaki se réjouissait de son ironie antimilitariste. Ensuite je l'ai retrouvé dans le Canard Enchaîné lu à l'âge adulte. Cabu, il avait sûrement ce matin avant d'aller au journal sa même dégaine de vieil adolescent avec sa coupe de cheveux qui n'a jamais changé.
Wolinski, lui je l'ai découvert à 17 ans avec les deux mecs du café du commerce parlant politique dans les pages de Charlie, et puis les femmes avec leurs culs leurs seins leurs foufounes. Wolinski était un obsédé sexuel, ("Mon corps est à elle", "A bas l'amour copain") parfois lourd, mais souvent très subtil. C'était surtout des textes très bien écrits et de savoureux dialogues. Et puis il y a les autres dessinateurs que je connaissais moins mais qui entretenaient l'esprit irrévérencieux du journal, Charb, Tignous, Philippe Honoré. L'économiste Bernard Maris, et Michel Renaud, fondateur du festival "Rendez vous des carnets de voyages", ainsi que deux policiers et un homme chargé de la maintenance dans l'immeuble figurent aussi parmi les victimes. Il est à craindre que d'autres ne succombent à leurs blessures.
Ces gens sont morts, ont été massacrés parce que leur seul tort était de se moquer de tout et en particulier du fanatisme religieux. Ce n'est pas simplement la liberté d'expression, la liberté de la presse qui sont attaquées là, c'est aussi le droit de rire de faire rire, c'est l'humour cette forme d'intelligence et de résistance contre l'obscurantisme, et tout ce qui veut asservir la pensée.
Cet assassinat politique de grande envergure, rappelle à toute une génération qui fut insouciante et hédoniste que l'Histoire peut prendre un tour inquiétant et que la paix et le confort relatif dans lesquels nous avons jusqu'à présent vécu, sont désormais très menacés. Très abruptement, cet événement nous redit aussi, bien que les médias et les politiques n'évoquent jamais cette réalité, que nous sommes un pays en état de guerre engagé depuis longtemps sur plusieurs fronts, et que sur certains de ces fronts des leaders appellent à tuer n'importe qui n'importe où par n'importe quel moyen. Comme cette nation est malade, travaillée par des forces obscures et malsaines qui la rongent, bien des gens ont intérêt à ce que le chaos se propage.
Oui ce jour commencé dans le la grisaille et l'amertume finit dans un mélange de chagrin de dégoût d'accablement et de révolte. Ce matin, traversant cette place, je n'imaginais pas y revenir le soir et la voir peuplée d'une foule nombreuse et consternée réunie pour rendre hommage aux victimes de cette exécution.