mardi 20 octobre 2020

Du côté des étangs de Commelles

  
 

Voilà,
c'était bon d'aller prendre l'air hier, à quelques kilomètres de Paris, du côté du domaine de Chantilly, aux étangs de Commelles près du château de la reine Blanche. Bon de marcher en bonne compagnie, de s'abstraire un moment de l'ambiance délétère qui plane sur ce pays, en raison de ce crime horrible commis par un fanatique islamiste contre Samuel Paty un professeur d'Histoire. Mais je n'étais pas aussi détaché que j'aurais voulu l'être. Je repensais à ce texte, lu le matin-même sur facebook, écrit par un certain Alexis Poschke et que je reproduis là in extenso (Linked with my corner of the world)
 
 "Il y a ce moment que craignent tous les enseignants dès lors qu’ils s’aventurent en-dehors de leur maigre zone de confort, à l’occasion d’un repas de famille, d’un verre avec des inconnus : ce moment que votre métier, que bien souvent vous faites par passion, parce que vous avez une vocation, en est réduit à de vagues préjugés : pour les uns, vous êtes au mieux un fainéant, au pire un lâche, et il s’agit de vous situer sur le dégradé de la planque. D’autres vous disent, croyant vous faire plaisir, qu’ils ne pourraient pas faire votre travail quand ils apprennent que vous enseignez en banlieue, puis déroulent un chapelet de préjugés sur vos élèves, ou alors remettent en question le bien-fondé de vos séquences si patiemment préparées, pensant secrètement mais sans vous le dire que vous êtes un idiot. À ce moment, vous savez que la soirée est gâchée. Tout en vous mordant les joues, vous apprenez à ne plus réagir que lorsqu’on attaque vos élèves : pour vous-même, c’est peine perdue ; parfois obtient-on, à la rigueur, un petit : « toi, c’est différent », semblant de compromis qui permet de clore un débat qui n’a pas vraiment eu lieu. Le mépris, c’est l’ordinaire des enseignants. Et puis, le mépris, c’est visqueux, c’est contagieux. À la fin, tout le monde se sent en droit de vous faire la leçon.
 
À la vérité, je crois que si les enseignants ont cette habitude de se marier entre eux, c’est parce qu’on ne vous comprendra jamais plus exactement dès lors que vous avez commencé à faire cours. Ce qu’il se passe dans une salle de classe est si complexe, subtil, que tous ceux qui en parlent à votre place vous agacent. Devenir enseignant, c’est devenir incompris dans un monde qui croit savoir mieux que vous ce qui fait votre quotidien, et ce que vous devriez dire, faire, enseigner. Les uns vous reprochent vos vacances, d’autres votre lâcheté supposée, et d’autres encore la teneur de vos cours. Que s’imaginent-ils ? Qu’on entre dans la fonction publique comme dans un grand lit douillet et qu’il n’y a plus qu’à y faire ce qu’on veut ? Le plus souvent, c’est simplement agaçant ; parfois, quand d’aucuns se sentent en droit de s’offusquer, c’est une porte ouverte au pire. C’est aussi le début d’une tragédie.

J’ai lu depuis hier bien des horreurs à propos de l’assassinat atroce de Samuel Paty. J’ai lu par endroits d’odieux commentaires qui osaient lui reprocher d’avoir montré des caricatures de Mahomet en classe. Des larmes de rage me sont à nouveau montées aux yeux, venant ajouter plus d’horreur encore à l’horreur. L’accuser de cela, c’est ça le lit douillet ; il consiste à dire : le problème est réglé, puisqu’il venait de lui. Ces reproches sont des coups portés à sa mémoire, et à l’honneur aussi de ceux-là même qui les portent. Ils éclaboussent de honte ceux qui les tiennent.

Ils sont évidemment nombreux, les enseignants – et j’en suis – à aborder des sujets de société en classe. À l’occasion d’une remarque qui fuse, et qui nous pousse à interrompre le cours, parce qu’il faut faire un peu de ménage, parce qu’il y a des choses qui moisissent sous les crânes, des intolérances de tous bords qu’il faut pêcher dans les têtes pour les jeter au centre de la salle, et les voir se débattre et s’asphyxier, comme des poissons sur le pont d’un chalutier. Après un drame, aussi, quand les enseignants, parfois endeuillés eux-mêmes, doivent gérer une émotion qui les dépasse, mais qu’il n’y a qu’eux à la barre. Alors, pour un instant, ils deviennent des « héros », et on les pare d’attributs dont ils ne veulent pourtant pas, ils veulent surtout des classes moins chargées, et dont on parait aussi les soignants il y a quelques mois – ça ne coûte rien, des mots. Le mêmes qui n’avaient que du mépris pour le corps enseignant se rangent avec eux, et déguerpiront dès que l’actualité sera différente pour se ranger ailleurs, comme des pénibles lors des alarmes incendie.

Il faut parfois du courage, croyez-moi, pour tenir face à une classe qui déborde de questions, dont certaines sont de nature à vous heurter ; non pas que les élèves veuillent vous bousculer pour voir comment vous allez tomber, mais ils veulent parfois simplement éprouver un discours qu’ils avaient, le confronter au vôtre, celui de l’institution. Lorsqu’ils font ça, je me dis qu’on avance tous ; je préfère entendre des horreurs pour pouvoir ensuite en discuter qu’abandonner mes élèves à des discours d’intolérance. Il faut parler, de tout, d’absolument tout, dès lors que le besoin s’en fait sentir. Évidemment qu’il faut parler de la liberté d’expression. Évidemment qu’il ne faut pas avoir peur d’aborder un sujet, quel qu’il soit. Ou l’on crée des générations qui pensent que la Terre est plate, que l’évolution n’est pas scientifique, que tout brûle sauf le Coran, que quelque part on organise un « grand remplacement », que le génocide arménien n’a pas existé, et même que les sirènes, elles, existent. Figurez-vous que nos élèves ne sont pas les imbéciles qu’on croit parfois, qu’ils sont capables de débattre et de discuter, de se remettre en question, de réfléchir. S’interdire des sujets, c’est insulter leur intelligence, et oser les heurter, c’est une manière de respect.

La laïcité – mot que l’on trempe dans toutes les sauces – ne signifie pas, comme j’ai pu le lire, que la religion n’a pas sa place à l’école : elle l’a, au sein des programmes. Le monde contemporain ne serait pas ce qu’il est sans l’apport des monothéismes. On ne peut le comprendre sans comprendre les religions du Livre. Il faut toujours questionner la religion, et ça n’est pas un manque de respect que de le faire, ça n’est pas non plus une agression. Notre travail, c’est de donner aux élèves des rames pour avancer dans le monde que d’autres ont préparé – ou détruit, question de point de vue – pour eux, de les pousser à la réflexion. Je dis souvent à mes élèves qu’une idée, si forte soit-elle, si convaincu soit-on qu’elle est inattaquable, ne vaut rien tant qu’on n’a pas eu à la défendre par des arguments ; qu’il faut toujours chercher à l’attaquer par soi-même pour voir si elle tient debout, si elle a des failles, et qu’on en sort toujours gagnant, soit qu’on saura mieux défendre ce qu’on avait pensé sans savoir pourquoi, soit qu’on aura laissé tomber une pensée qui ne valait rien, ou qui ne nous allait pas. Un vrai débat ne fait que des gagnants, et tout ce qui est gagné autrement que par des arguments est en fait perdu.

L’esprit critique, c’est un cadeau que l’on fait à nos élèves. C’est un beau cadeau, peut-être la plus jolie chose qu’on puisse leur donner, parce qu’une fois qu’on l’a, on ne le perd pas de sitôt.

Il faut tenir bon et continuer de questionner le monde par tous les moyens ; il ne le faut pas par posture, pour faire les gros bras, mais il le faut parce qu’ils le méritent. Parce que nos élèves ne sont pas les hordes sauvages que nous décrivent les éditorialistes mais des êtres pensants, curieux, subtils, ambitieux aussi. Il faut toujours tout questionner. Samuel Paty avait indiscutablement raison de le faire.

Un homme hier parce qu’il croyait en l’intelligence et en l’esprit critique, a été décapité, en quittant son collège, par un lâche qui n’avait en manière d’argument qu’une lame. Comment en est-on arrivé là ? Je ne suis qu’enseignant, je n’en sais rien, je ne sais parler que de ce que je connais, pour le reste, je n’ai que des larmes. Je garde pour ailleurs ma colère et ma rage et mes cris étouffés. Pour demain, aussi, pour la place de la République qui peut-être en a assez de nos cris, et qui se demande pourquoi ils ne cessent pas, pourquoi on n’a pas réussi à faire en sorte qu’on puisse ne plus crier, ne plus pleurer. Je me le demande aussi, et la question me tourne dans la tête. Mais je ne suis qu’un enseignant, et nos épaules à tous sont lourdes ces temps-ci.

Aujourd’hui, je pense à mes élèves, et je regrette d’être en vacances ; j’aurais voulu être là pour eux lundi, pour faire ce qu’il faut faire de toutes les choses traumatisantes : en parler. Défaire les nœuds de la pensée, les aider à y voir plus clair, leur dire que les méchants, c’est pas eux. Ils vivront peut-être certains discours comme des attaques dans les jours à venir, parce qu’il est si facile d’écrire « musulman » sur une boîte et de mettre tout le monde dedans. Je pense aussi à cette petite fille, j’espère que ça ne vous choquera pas, dont on a jeté l’identité sur internet, et à la culpabilité qui va l’étreindre. Je pense aux élèves à qui les charognards de l’information ont tendu des micros pour abreuver leurs journaux. Je pense plus particulièrement aux élèves de Samuel Paty, je pense à eux maintenant et à eux plus tard, j’espère qu’ils seront entourés dans les jours à venir.

Et je pense avant tout à Samuel Paty et à tous ceux qui l’aimaient.

M. Paty, je ne vous connaissais pas, mais je vous pleure aujourd’hui. J’aurais voulu que tout le monde puisse recevoir l’esprit critique que vous vouliez offrir à vos élèves.

Moi, aujourd’hui, je n’ai que des larmes à vous offrir, à offrir à votre mémoire et à ceux qui vous connaissaient, et la promesse de ne pas vous oublier."

je songeais à de récentes conversations tenues il y a quelques semaines avec des gens pourtant estimables, avec D. avec A.  qui trouvaient que les enseignants avaient tort de se plaindre, "qu'ils avaient quand même des avantages", qu'ils étaient protégés et trop souvent à récriminer et qu'ils étaient quand même très privilégiés avec beaucoup de vacances. Et je me demandais, en regardant le paysage si ces conneries leur revenaient en mémoire. S'ils imaginaient la concentration que cela requiert et la fatigue qui en résulte et que c'est désormais un métier où l'on risque de plus en plus sa peau.
Ce sont des temps très mélancoliques que je traverse. Et je ne suis pas le seul. Bien sûr l'automne y est pour quelques chose, de même que la recrudescence des cas de covid, mais aussi cet état permanent de tensions sur les ondes, les réseaux sociaux, cette culture du clash et de l'invective, qui se substitue à la pensée, et cette impression tenace qu'on ne fait que s'enfoncer un peu plus chaque jour dans une sorte de chaos... Heureusement, il reste les petits bonheurs, même s'ils viennent de loin, ces choses futiles qui parfois aident à ne pas pleurer, comme la victoire des All Blacks contre une valeureuse équipe australienne chez eux devant un stade comble, dans un pays dirigé par une femme aimée de son peuple et triomphalement réélue parce qu'elle a su, dans l'adversité faire preuve de pragmatisme d'intelligence et d'humanité.

 
Et puis aussi cet incroyable composition de Sonny Clark interprétée par des musiciens d'exception, entendue à la nuit tombante sur l'autoroute, au retour, après une après-midi de marche. Et les beaux paysages du parc et du château de Chantilly, que je publierai ultérieurement si tout va bien.
 

10 commentaires:

  1. Oui, cette attaque contre le professeur est terrible, nous étions et sommes horrifiés ici aussi ! Un acte horrible !
    Je comprends très bien qu'il faille sortir de là pour vivre d'autres expériences et reprendre son souffle.
    Vous avez eu un beau but, je suis excité par le château de Chantilly !
    Bonne chance !

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  2. Merci d'avoir reproduit cette lettre qui touche énormément et exprime ce que tant de profs ressentent. Ayant moi-même été prof pendant des dizaines d'années, je sais que c'est un métier où tout le monde pense savoir mieux que toi-même comment il faut s'y prendre. Y a-t-il d'autres professions ainsi ?
    Partage des larmes...la beauté sauvera-t-elle le monde ?
    Un besito Kwarkito

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  3. I enjoyed hearing the Sonny Clark cut. I detest extremism from any religion. I detest people who want to force their religion on others. I detest people who say they believe in the separation of church and state, but still want what is in essence theocracy.

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  4. I am not a technophobe, but I have only now found the translation to your site. My French is so poor, it took me a long while to glean much of what you were saying before.

    This post was very touching. I have sent it to all my college prof friends.

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  5. C'est génial. J'aurais aimé l'avoir écrit.

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  6. I have always thought that teachers were a special kind of people. Thanks for your honesty.

    Many thanks for your link at 'My Corner of the World' this week !!

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  7. We recorded the game and watched it the next day, it was good as were the elections, I think most people are happy about it.

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  8. una preciosa entrada!!! Y me parece excelente eso de tomarse un respiro en buena compañia para renovarse , sobre todo tomar nuevas energias y más au cuando pasan cosas alrededor muy tristes, sobre las que no podemos incidir en absoluto...maravilloso paseo e informe nos has dejado sobre estos acontecimientos!!! Un abrazo desde Argentina

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