lundi 15 octobre 2018

Une très triste nouvelle



Voilà,
Par le blog de son ami Sean Q6, j'ai appris que Carnivale Selah a été victime d'un accident de scooter et qu'il se trouve semble-t-il à l'hôpital dans un état préoccupant. CS, s'appelle en fait William Schmidt et j'avais découvert son travail par l'intermédiaire d'un site consacré à la photographie. J'en étais venu à consulter son blog qui s'appelait alors Café Selavy sans doute en référence à Duchamp. Je ne sais plus, je crois que cela fait bien cinq ans au moins que je le suis régulièrement. C'est un excellent conteur d'histoires, avec une humeur un peu sombre, un pessimisme aigu et aussi j'en suis convaincu un artiste génial qui doute trop souvent de son propre talent. Au cours des années il est devenu, sans que je le connaisse, ou que nous échangions, une sorte de compagnon familier. On sent le type ombrageux, exigeant, assez caustique, parfois désabusé, mais toujours avec un humour acide. Il m'est arrivé quelquefois mais rarement de commenter ses posts, et s'il me répondait parfois, ce n'était jamais en intervenant sur une de mes publications.
Son blog constitue une sorte de journal extime, si bien que je connais somme toute beaucoup de sa vie, professionnelle, amoureuse, je sais les films et les émissions qu'il regarde, les voyages qu'il a faits, je suis au courant de ce qu'il pense de sa mère, j'ai appris à connaître les photographes qu'il aime, ceux avec lesquels il a étudié, les bars qu'il fréquente, le disque qu'il aime passer à Noël ("All that I want" des Weepies), les aménagements qu'il a réalisés dans sa maison, son train de vie, sa passion pour les appareils photos qu'il semble posséder en très grand nombre, ses douleurs physiques, et ses questions, ses doutes ses angoisses, ses manies, ses choix esthétiques. J'ai aussi constaté que c'était un homme cultivé, connaissant plutôt bien la littérature européenne, ce qui est de moins en moins fréquent par les temps qui courent. Cet inconnu peu à peu a suscité ma curiosité et mon intérêt. Ses billets quasi-quotidiens, avec leurs lots d'anecdotes et de réflexions ont fini par faire partie intégrante de ma vie. Il y a peu, il avait, lui qui vit en Floride, effectué un court séjour en Californie, pour des vacances. Il avait ensuite donné quelques nouvelles de son retour. Puis plus rien. Je craignais, jusqu'à ce soir, que cela ne soit en rapport avec l'ouragan Michaël qui a ravagé une partie de sa région. 
Cette nouvelle abrupte me place dans une situation étrange. Elle m'amène à me préoccuper du sort de quelqu'un dont je n'ai d'autre représentation que ce qu'il raconte de lui et ce qu'il dévoile de son imaginaire et de son environnement. Cet homme je ne sais même pas à quoi il ressemble exactement. Il ne compte pas au nombre de mes amis. Je n'ai aucune histoire commune avec lui, aucun lien de réciprocité. Néanmoins, il me semblait souvent qu'il formulait des pensées qui m'appartenaient à moi aussi, si bien que j'ai fini par me prendre d'une sorte d'affection virtuelle à son égard, et aujourd'hui j'éprouve pour lui de la peine. Peut-être ai-je ressenti une sorte de fraternité obscure pour ce vieil enfant unique et sans postérité (ce que j'aurais pu devenir aussi). L'ayant été les dix-sept premières années de ma vie, j'ai reconnu quelques singularités que partagent celles et ceux qui ont grandi seuls.
Comme il a d'une certaine manière fait de sa vie un genre de roman feuilleton, (car un blog contrairement à un journal intime ne se lit pas à posteriori), l'interruption brutale, l'accident, c'est à dire ce qui s'oppose autant à l'essence qu'à la substance rappelle soudain le caractère imprévisible du Réel,  – "ce à quoi l'on se cogne" disait Lacan –, en l'occurrence pour lui, un camion. Et soudain plus rien de ce qui faisait auparavant la vie n'a de sens. Reste la douleur, la souffrance, l'accablement, le découragement et la nécessité du courage et du combat contre l'adversité pour revenir à la vie qui ne sera jamais plus normale.
Alors on relit autrement les dernières publications. On ne peut s'empêcher de les mettre en relation avec l'événement qui est une rupture dans l'ordre de l'intelligible et qui demeure au-delà de toute compréhension. Tout pessimiste qu'il est, jamais William n'a évoqué cette possibilité parmi toutes les sombres visions qu'il a pu partager. Ses enthousiasmes étaient rares, aussi je me souviens de la joie qu'il a manifesté lorsqu'il a fait l'acquisition de sa Vespa sur laquelle il se promenait avec Ili son amie de l'époque. Les descriptions de ces balades qui rappelaient celles de Nanni Moretti , l'été dans Rome, dans le film "Caro Diario" me faisaient envie (quoique c'est à la suite d'une chute de moto et de la frayeur éprouvée que j'ai renoncé à ce plaisir).
Il consignait aussi tous ces sentiments contradictoires que je connais bien quant à la maintenance de son blog qui pour lui aussi était une sorte d'addiction. Il avait fermé le premier, avec toutes ses belles photos, puis, durant deux mois, interrompu le suivant en mars dernier. Il était mécontent de sa production, trouvait que cela n'avait plus d'intérêt. Je crois qu'il y avait aussi une histoire sentimentale qui tournait mal et la nécessité de s'occuper de sa vieille mère. Puis il s'y était remis. Dommage que ses archives ne remontent qu'à six mois.

(...)

J'ai beaucoup repensé à lui ce Dimanche (et c'était le cas quand j'ai réalisé cette image). Et aussi à ce que les réseaux sociaux peuvent faire de nous, de certains d'entre nous. A cet irrépressible besoin de s'exprimer parfois en public, sous le coup de l'émotion, de se raconter. A ce sentiment d'urgence à écrire ce qu'on ne peut forcément dire. À ce besoin d'apparaître et de se cacher. Aux diverses stratégies qu'adoptent les blogueurs pour parler d'eux ou de ce qui importe pour eux. Comme si on était sommé de rendre des comptes. Et de l'embarras qu'il y a parfois à le faire. Et aussi de ce besoin d'avoir des réponses, des retours. Repensé à cette envie de liens. William racontait sa vie au jour le jour. Ses insatisfactions, sa sensation d'être empêché qui doit lui paraître bien dérisoire à présent, s'il est en mesure de s'en rendre compte. Son dernier post daté du 6 Octobre est un peu mélancolique. il y est question de solitude. Dans l'avant dernier, de ratage et de certains renoncements. Mais il écrit cependant qu'il a envie de s'amuser le weekend, et d'être doux avec lui-même. Et c'est précisément ce weekend qu'il a du rentrer dans le dur. L'histoire s'interrompt subitement, là où peut-être il pouvait y avoir de la transformation. Et soudain tout ce qu'il a écrit ne peut plus se lire, rétrospectivement, que sous l'angle de la tragédie. C'est pour cela qu'il faudrait — souhait que j'ai souvent formulé, et auquel, il m'est, de rares fois, arrivé d'accéder —, écrire sans affect, ne décrivant que des faits, et les tenant à distance, comme le faisait si bien Perec, dans certains de ses romans, ou Clouzot dans la plupart de ses films ou encore, puisque il est ici question de blog le jlggbblog de Jean-Louis Boissier
linked with weekend reflections

7 commentaires:

  1. C'est une très triste nouvelle, en effet. Je suis bien désolée pour ton ami...
    Ce que tu dis à propos des blogs et des bloggers me paraît très juste aussi.

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  2. c'est étrange la puissance du virtuel et cette impression qu'on a de connaitre un inconnu.
    je comprends que tu sois touché par ce qui arrive à ton "ami" comme j'ai été touchée
    (toi aussi je pense) quand Angel a perdu son fils ! quand j'ai vu ses chaussures j'ai été
    totalement bouleversée ! j'espère que william se remettra vite de son accident et sans séquelles !
    ce garçon te ressemble un peu je trouve d'après ce que tu écris, et pourtant toi non plus je
    ne te connais pas "en vrai" et peut-être que je me trompe !
    je te souhaite malgré tout une bonne semaine
    et tiens nous au courant si tu as des nouvelles

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  3. I'm sorry to hear the news about William, hopefully he will recover in time. I read his last post, it made me sad that he was looking forward to his scooter ride. We can never be sure what fate awaits us as we step into each new day. Take care Kwarkito ✨

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  4. I too am sad for you, and I hope he recovers. Your words ring true-- as was pointed out by my seeing comments from my "friends," Marty and Elly, as they write consoling words to my friend, ... Kwarkito. And by the way, I think your image this time is one of your very best! Finally, thanks for your wonderful thoughts on my stuff.

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  5. Que d'émotion dans tes mots, désolée Kwarkito.
    Tu expliques fort bien cette curieuse "affection virtuelle" qui parfois se crée au fil des jours, des ans.
    Pourvu que William....!

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  6. A beautifully complex reflection photo!

    Mes meilleurs voeux à William.

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