jeudi 25 mai 2023

Rue de Nevers

 
Voilà,
le monde futur que nous imaginions lorsque j'étais adolescent et que je commençais à traîner dans ce quartier,  est désormais devenu le monde présent. Nous l'imaginions tout de même fort différent, sans songer que la misère y serait aussi criante. Je me souviens que j'apprenais alors des rudiments d'économie en classe de première.  On y étudiait par exemple "Les cinq étapes de la croissance économique" de W.W. Rostow (je n'ai appris que tout récemment qu'il était sous-titré "un manifeste anti-communiste" dans sa version originale) dont la théorie datait du début des années soixante. Pour lui, le développement était un processus historique linéaire passant par des étapes définies, par opposition à la vision dialectique des théories marxistes. Chaque pays traversait les mêmes étapes pour passer du sous-développement au développement. Ainsi tous les pays seraient en train de parcourir le même chemin, mais en étaient à des étapes différentes. Selon cette théorie, le développement du tiers-monde irait très vite puisqu'il allait bénéficier des acquis et de l'expérience du monde développé. Après une phase d'accumulation du capital il y aurait une phase de décollage permettant aux pays sous développés de "rejoindre" les pays développés. Dans cette théorie, le développement social était une conséquence naturelle du développement économique. Il n'était donc pas nécessaire de s'en occuper. Bref tout irait forcément pour le mieux dans le meilleur des mondes. 
Inutile d'épiloguer sur la faillite de cette vision.
Il existait cependant à ce même moment, des penseurs vigilants qui nous alertaient sur les dangers de la croissance. Les chercheurs du club de Rome, bien sûr, mais aussi des hommes politiques comme Sicco Mansholt, à l'époque vice-président de la commission européenne chargée de l'agriculture qui avait alors adressé, au président de cette-dite commission  une lettre que l'on vient de rééditer dans laquelle conscient des dangers de l'épuisement des ressources naturelles et énergétiques, il préconisait des solutions que suggèrent aujourd'hui les économistes écologistes. Mais ses propos ne trouvèrent d'écho ni à droite ni à gauche. 
Il paraît qu'en raison de notre évolution génétique au cours de centaines de millions d'années, l'humain n'est pas outillé pour penser le long terme. L'instinct de survie face aux animaux sauvages nous a formaté pour le court terme. C'est notre part bestiale qui continue de déterminer nos actes et nos décisions. Et aujourd'hui encore, tous les systèmes d'organisation sociale et politique échouent à résoudre les problèmes du long terme. Et puis personne ne veut faire des sacrifices pour des bénéfices qu'il ne verra pas et qui profiteront aux générations futures. Le slogan de Mai soixante-huit, "jouissons sans entraves ici et maintenant" est devenu le mantra des riches et des puissants d'aujourd'hui qui se vautrent dans le luxe autant que des classes moyennes qui, pour rien au monde n’abandonneraient les miettes qu’on leur laisse. 
 
Je me souviens aussi de de Joffre Dumazedier qui, dix ans auparavant avait écrit "Vers une société des Loisirs", où il envisageait une société axant son économie sur tous les services de loisirs pouvant être proposés, où le temps de travail des salariés serait réduit pour leur permettre de profiter de ces services en pratiquant un sport ou en assistant à une manifestation culturelle, autant d'activités susceptible de stimuler ainsi la croissance économique. C'était l'époque du "club mediterrannée" et du "camping c'est Trigano"

On étudiait aussi "Pour une réforme de l'Entreprise" de François Bloch-Lainé qui n'était pas un brûlot gauchiste, mais qui apparaît aujourd'hui comme une utopie puisqu'on y envisageait un statut du personnel, un statut du capital et la nécessité d'une magistrature économique et sociale. A propos du statut du personnel l'auteur écrivait tout de même ceci "aucune des conquêtes ouvrières n'eût été possible sans l'appareil syndical. L'existence de syndicats forts n'est pas pour autant contraire aux intérêts bien compris d'employeurs animés d'un esprit nouveau. Il faut donc donner aux syndicats les moyens de s'implanter fortement, notamment en reconnaissant la "section syndicale d'entreprise", mais sans compromettre la liberté individuelle des salariés, en leur laissant le choix de s'exprimer par la voie syndicale - voie privilégiée - ou par la voie directe. Pour renforcer les syndicats, notamment par la formation des militants et des responsables, il faut un financement suffisant et libre qu'on peut organiser de diverses manières".
Mais les "employeurs animés d'un esprit nouveau" se sont perdus en cours de route, comme autrefois le dodo, le hutia nain, ou le glaucope cendré
 
Ces livres inutiles je devrais les jeter.

Donc je me suis habitué à voir crever sur le bitume des êtres qui n'ont plus entendu leur prénom depuis longtemps. Combien d'années a-t-il fallu pour que je perde mon humanité ? Certes leurs corps gisants suscitent quelques réflexions, rappellent de lointaines lectures. Mais au fond je ne m'en préoccupe pas plus que la plupart des gens. Si je veux être honnête ces quasi-cadavres suscitent plus de dégoût et d'effroi que de compassion. Ils sont juste le rappel du peu de cas que la société fait de l'existence des plus démunis, l'image de la vulnérabilité et de l'abandon, les figures du malheur et de la souffrance quand partout on nous incite à acquiescer aux représentations d'un bonheur frelaté reposant sur la consommation. Ce ne sont plus des vies mais l'équivalent des vanités de la peinture classique. À ceci près que de la mort, ils n'ont que l'apparence. Ce ne sont pas des crânes posés sur une table. Si leur cœur bat encore, l'image ne le montre pas. Mais c'est ici que je vis. C'est ça que je vois. Et il semblerait que le sens de mon existence tient essentiellement à ce que je vois, ce que je montre, ce que je dis. Il y a en outre ce que je sais, et à quoi je m'efforce de ne pas trop penser. Il faut faire preuve d'une certaine parcimonie pour s'accommoder de la mauvaise conscience. Par exemple, ne pas trop songer à l’enfer des mines africaines. Des métaux rares y sont extraits par des esclaves noirs de tous âges qui travaillent et meurent dans d’abominables conditions. C'est au prix de ces vies et de ces souffrances que l’on continue de fabriquer pour nous ces petites machines si désirables dont il est bien difficile de s'affranchir. Elles sont tout de même assez pratiques n'est ce pas, pour prendre une photo à la dérobée ou noter ce qui nous passe par la tête.
 

14 commentaires:

  1. I always feel bad when I see people sleeping outside, I want to go and help them but don't know how.

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  2. That homelessness in the pic is quite sad to see

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  3. I used to think things would get better and better almost continually. Now, all these years later, I find that a complete reversal has taken place. I can't remember a time when I was so angered, saddened, and disgusted.

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  4. Oh yes.... Thanks for the info on the Dutilleux features. I dug out two of my favorites.

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  5. Oui... Un constat. Je pense être dans votre tranche d'âge. Même constat, fin soudaine. Suspendu au silence. "Avant", on avait des solutions, qui s'opposaient. On s'engueulait. Et puis on mettait des petits cubes de saucisson à l'ail dans la salade, on ouvrait une bouteille de pif. Notre époque me fait penser à ce moment où Vil coyote, ne s'étant pas encore aperçu qu'il était au dessus du vide, ne ressent pas l'attraction terrestre qui le précipitera au fondu du canyon. J'ai l'impression que l'Histoire "retient son souffle".

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  6. ...for some merely surviving is difficult.

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  7. This seems to be happening everywhere - so depressing. Your photo is very sad.

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  8. Homelessness is a terrible problem. It is sad because this is a problem we could solve if the public will decided to do it.

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  9. Contrast between Highlander and the homeless is vast. So sad to see this.

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  10. In todays world nationalism has taken priority over humanism ignoring the fact that nations are made up of humans.

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  11. Haunting image, beautifully photographed!

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