jeudi 9 juin 2022

Penser aux homards

 
 
Voilà,
"Jamais nos mots ne disent les choses ; voici mon enfer le plus secret, écrire, c'est se séparer, c'est admettre douloureusement qu'à chaque étape de l'écriture, quelque chose renonce et meure. On a beau polir, enrichir, sculpter le corps des phrases, on ne cesse de se trahir soi-même, il y aura nécessairement des perditions entre l'idéal et le monde, entre le monde et la représentation que l'on s'en fait, puis entre cette représentation et l'image mentale qui en surgit, puis entre l'image mentale et sa mise en mots, puis entre la mise en mots et ce qui va pouvoir s'écrire, puis entre l'histoire dont on a rêvé et ce qui sera vu ou imprimé et la page noircie n'est que la pauvre doublure grimaçante de ce qui ne cesse pas de s'écrire mais qui toujours échappe à l'écriture".
Est-ce pour ces raisons que j’écris de moins en moins sur ce blog ? C’est possible. Ce dont Pessoa se plaint, sans que cela ne l’ait toutefois empêché d’accomplir une œuvre considérable, est un symptôme que j’ai maintes fois constaté, et même douloureusement éprouvé. Il m'a toujours tenu dans un rapport conflictuel à l’écriture. Avec ces publications régulières depuis treize ans, j’ai tenté de le surmonter. Mais aujourd'hui encore mon constat ne diffère guère de celui que je formais déjà dans mon devoir du bac philo consacré au langage : les mots ne sont que l'anamorphose de la pensée. Trop de pièges dans la langue. On est condamné à se trahir. Et rédiger au plus près de sa pensée nécessite un temps que mes dispositions physiques et mentales ne me permettent pas.
Là n’est pourtant pas, dans cette entreprise dont il me semble, presque à mon insu, me déprendre, peu à peu, la principale raison de ma désaffection. C’est que, — je l'ai déjà mentionné à bien des occasions — de nombreux brouillons de textes ont été accumulés, qui attendent une image. Et grand nombre d'images n’ont pas non plus encore trouvé de texte. Tout cela manque désormais de spontanéité. Je ne me sens pas plus en adéquation avec moi-même qu'avec le monde et en outre, l'inspiration me fuit, tant l’actualité mondiale autant que les vicissitudes du corps alimentent des frayeurs qui me paralysent. Il est à craindre que désormais rien n'aille en s'améliorant.
C'est quoi déjà la phrase de Nietzsche ? Ah oui "dangereux de passer, dangereux d'être en chemin, dangereux de se retourner, dangereux de trembler et de rester sur place". 
 

*

Quelque chose s'est cassé, je n'ai plus la force. Tout me semble dérisoire et inutile au regard de ce qui se passe sur cette planète. Je n'arrive pas plus à me projeter qu'à me préserver. Et sous la guirlande des jours aux jours ajoutés je me sens parfois comme un boxeur dans les cordes, je n'ai plus la force de lutter contre mes démons intérieurs, contre la pieuvre invisible qui m'enserre m'étouffe et m'injecte je ne sais quel venin, contre les menaces du dehors et la farandole macabre de notre époque qui voit un autocrate fou, semblable à ceux des bandes dessinées de mon enfance menacer du feu nucléaire certaines capitales européennes. Il y a des moments où je comprends le suicide de Stefan Zweig.
Même prendre des photos ne m'amuse plus autant qu'autrefois. Les traficoter, les transformer, les subvertir, encore un peu, oui. Mais je vois bien que ça n'intéresse pas les gens. Les images comme celles du 28 mai, du 4 juin et du 6 juin qui ont exigé de ma part le plus d'effort et de travail et qui sont parmi celles que je préfère de ma production, laissent mes lecteurs parfaitement indifférents, lorsque je les publie. Cela me navre. Alors je traîne. Je me promène quand je ne suis pas trop fatigué. Je vais au cinéma, ou voir des expos. Tant que je peux encore regarder et marcher. Je découpe des bouts de cartons pour les lombrics de mon lombricomposteur, il parait que c'est bon pour eux. Je passe des matinées à écouter de la musique classique mais aussi de la variété vietnamienne des années soixante dix, des vieux morceaux de jazz. Le matin j'épluche des légumes, pour mettre en place le régime alimentaire supposé me sauver. Parfois j'ai l'impression de partir à la dérive. Je vaque. Sans goût sans désir. Il est vrai que sur ce point je suis assez peu sollicité. Je n'ai pas beaucoup de vie sociale.
Il y a peu, sur internet j'ai lu ceci : "Quand tu n'as plus d'espoir, pense aux homards qui se trouvaient dans l'aquarium du restaurant du Titanic".
Ouais. Bof. Pour ma part ça ne le fait pas trop.
Sinon, cette photo, il y a longtemps que je voulais la publier. Au bord de l'abstraction. Mais plus vraiment figurative. Comme une forme donnée, autant à l'inquiétude qu'à la menace.

12 commentaires:

  1. You raise some interesting points--- For 55 years I tried to be as creative as I could be within the confines of commercial radio.--- difficult sometimes. Now I try to take in the creativity of others-- to make my life richer. Sometimes I don't know if your posts are simply fine writing, or if they are crying out in the wilderness. Oh well. Your Instagram post was fabulous today.

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  2. D'accord / pas d'accord.
    Tout à fait d'accord sur Pessoa que j'adore et que vous citez couramment. D'accord sur les limites du langage. D'accord sur les vicissitudes du présent qui nous plombent.
    Pas d'accord sur le fait de baisser les bras face aux non-réactions.
    Je lis assez souvent vos publications, que je trouve généralement bonnes et intéressantes mais n'y réagis généralement pas, car que pourrais-je en dire qui apporte quelque chose? Dire "cela me plaît" me semble bien médiocre. Lire, trouver ça bien, répondre, développer, argumenter, certes ce serait bien, mais le temps manque si souvent, il y a tant de choses à faire, à lire, à commenter, et si soi-même on a envie de réaliser quelque chose, les heures, les jours viennent à manquer. Quand aux images, qui sont une partie importante de votre blog, j'avoue préférer vos photos qui sont toujours pertinentes et toujours remarquablement cadrées, et suis moins sensible aux compositions, qui sont sûrement plus personnelles (et chronophages). Bref tout ça pour dire (si tant est que cela ait un intérêt), en utilisant cette magnifique et stupide formule rebattue "personnellement et en ce qui me concerne" j'ai toujours plaisir à recevoir vos post ... et souhaite que cela dure longtemps.
    Écrit sous le soleil et mistral de Montpellier pour un salut amical.

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  3. PS : sur la photo, votre homard a des pattes de flamands roses :-)

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  4. Et tu continue à écrire, et j'ai toujours plaisir à te lire, je ne suis pas le seul. Quand aux images, non, elles ne laissent pas indifférent. Celle du 4 juin m'avait particulièrement touché. Je viens de passer un long moment avant de réussir à publier ce commentaire sans qu'il soit anonyme, toujours maladroit avec ces outils.
    Je me souviens d'une phrase que je disais dans un spectacle quelque peu surréaliste (Les Petites Têtes):
    "j'aimerai avoir un animal de compagnie, un homard..."

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  5. Rien à voir mais cela me rappelle "Sarah et le cri de la langouste", avec la magnifique Delphine Seyrig

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  6. Your photograph is symbolic of separation and re-joining. It is a hopeful image.

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  7. Great graphic, a bit dark and ominous, but beautiful!

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  8. As is said that people listen to react not to understand, applies to reading too, I presume, hence the disaffection.

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