mercredi 1 avril 2020

"Je sors de chez moi environ tous les six ans"

 

Voilà,
en cette période de confinement, en même temps que me reviennent en mémoire des images qui me semblent d'une réalité désormais inaccessible, je pense à Gérard Brach. Il fut, pour des réalisateurs aussi différents que Polanski (oups pour certaines j'ai dit un gros mot), Jean-Jacques Annaud, Antonioni, Kontchalovski, Marco Ferreri, un grand scénariste. Je passe sur sa biographie assez stupéfiante, pour ne pas dire effrayante (il y a des gens qui reviennent de loin et qui, malgré le putain de passif qu'ils doivent se traîner la vie durant, ne sombrent pas totalement). Brach donc, vécut plusieurs années reclus dans son appartement parce qu'il était agoraphobe. Souvent j'ai eu cette tentation. Ou pour être plus précis ce fantasme. Mais bien que, — sans doute, parce que j'ai toujours éprouvé une grande difficulté à me lier aux autres —  je demeure plutôt solitaire, je n'en suis pas pour autant si casanier que cela. J'aime bien bouger, musarder, traîner dans les musées, flâner.... J'ai toujours fait cela. Depuis quelques jours, comme des millions de gens sur cette planète, je passe beaucoup de temps devant mon ordinateur.
J'ai retrouvé sur le net cet article datant du 26 Juillet 2001 rédigé par Anne Diatkine, à partir d'un entretien où Gérard Brach raconte un "voyage" éprouvant qu'il a du accomplir. Je le livre in extenso.
"C'est venu sournoisement. Je sentais bien qu'il se passait quelque chose mais je ne savais pas quoi. Sous la tour Eiffel, j'étais pris d'un vertige à l'envers. J'en dégringolais sans même être dessus. J'étais de plus en plus mal à l'aise dans la rue, je me surprenais à me replier dans les encoignures des portes cochères, le front rivé à l'angle. Je mettais beaucoup de temps à m'en dégager, il me fallait alors de nouveau affronter des perspectives qui fonçaient sur moi et les mouvements intempestifs des passants, des pigeons, des voitures. Surtout des voitures, à cause de leur rapidité. Pendant longtemps, il m'était même pénible de raccompagner mes visiteurs sur le pas de la porte et de prendre le risque d'apercevoir le palier. Je connais les lignes de mon appartement par cœur: les fissures du plafond, les lattes du plancher, le rétrécissement léger de mon bureau à un bout.
Je sors de chez moi environ tous les six ans ; ­ ma femme beaucoup plus, et chaque déplacement est un voyage marquant, pour ne pas dire horrifiant. Je m'y prépare très longtemps à l'avance, en étudiant précisément l'itinéraire. La dernière fois, il s'agissait d'un dîner au restaurant, à 500 mètres de chez moi. Pourquoi m'infliger une telle épreuve alors que mon appartement est doté d'une salle à manger et d'une cuisine? Les amis ont parfois de drôles d'initiatives, d'autant que ma terreur de l'espace se double d'une autre difficulté: je ne supporte ni d'être à l'avance, ni d'être en retard.
Chronomaniaque. A l'époque où je me mouvais dans la rue comme une limande, quoi que je ne sache pas nager, j'étais rigoureusement ponctuel. Il est très contraignant d'être agoraphobe et chronomaniaque, parce qu'il est impossible de s'en tirer en prenant son temps pour avancer, si bien que lorsque je sors, je suis obligé de calculer la durée de chaque obstacle. Pour parvenir à ce fameux restaurant, il faut traverser plusieurs rues. Il est exclu que j'y aille à l'aventure comme Bougainville. Lors de mon précédent trajet jusqu'au même restaurant ­ j'étais jeune alors ­, j'ai compté mes pas et les ai notés. Pour ce trajet-là, j'ai dessiné un plan et décomposé la distance en 12 étapes comme autant de stations du calvaire du Christ.
Je suis donc parti à l'heure. J'ai utilisé l'ascenseur. A chacune des stations, je me remémorais des scènes de films que j'ai aimés. A la première étape m'attendait très gentiment Gene Tierney et j'ai échangé quelques propos avec elle. Je l'ai quittée sans la perdre des yeux. Je prévoyais d'apercevoir les enfants avec Robert Mitchum, dans "La Nuit du Chasseur" et peut-être même les tirer d'affaire ­ quitte à sortir autant avoir de grands objectifs. Les petits m'ont fait un signe qui m'a donné du courage et m'a permis d'atteindre le bord de la première traversée de rue. Si je parvenais de l'autre côté, Groucho Marx allait m'expliquer que certains imbéciles s'imaginent que les défenses d'éléphants sont faites avec des touches de piano. Et ainsi de suite.
Les visions étaient censées s'échelonner et rythmer le trajet. Mais je me suis bloqué à la première traversée. C'est une épreuve considérable. D'autant plus considérable que je ne veux pas qu'elle soit perceptible par les autres passants. Je connais beaucoup de gens dans le quartier qui viennent me voir chez moi. Donc, ils s'arrêtent et commencent à tailler une bavette. «Tiens, tu sors maintenant?» Après, il est difficile de stopper la rumeur. J'essaie de prendre un air aimable alors que ma plus grande crainte est de m'évanouir et, en ouvrant les yeux, de voir des bajoues au-dessus de moi, comme un nouveau-né dans son berceau. Avant de traverser la première rue, j'attends. Je me donne vingt minutes. Je m'élance sur la chaussée, mais sans regarder. Je ne peux pas tourner la tête à gauche et à droite pour vérifier l'absence d'automobiles. C'est le bruit qui me guide. J'arrive exténué en face.
Glaçon dans le cou. Je ne tiens plus debout. Je me suis précipité dans une pharmacie pour respirer. La vendeuse m'a assis et a constaté: «Vous n'avez pas l'air en forme.» J'ai avoué qu'effectivement ça n'allait pas fort. Elle m'a dit que je devais faire de l'hypoglycémie et elle m'a donné un bonbon. Je suis reparti. Ma pensée était peuplée de réflexions très rapides, de propos existentiels pour que je puisse toucher mon but: le restaurant. S'il n'y avait pas l'angoisse, l'agoraphobie serait peut-être à prendre comme une drogue. Sous son influence, les gens ont souvent l'impression de faire exploser leurs limites, d'éprouver une expérience métaphysique, alors qu'ils sont simplement en train de penser: «On est peu de chose.» J'ai fait ma petite auto-analyse à domicile, afin de dénicher la raison souterraine qui s'est épanouie comme une plante vénéneuse dont je respire le parfum. Si je peux me permettre de sauter du coq à l'âne, je me suis toujours demandé pourquoi on apprécie généralement les belles ruines avec de beaux clairs de lune, alors que les vestiges humains rebutent. Ce sont les seuls dont on souhaite qu'ils disparaissent loin de la vue.
Fort de ces considérations, je suis entré dans le restaurant. Je me suis affalé à la première table. J'ai demandé des glaçons. Je m'en suis glissé discrètement dans le cou. J'ai regardé ma montre: je n'étais ni en avance, ni en retard.
Étonnant, non ?
Linked with weekend reflections

6 commentaires:

  1. I wish I could explain all my fears in such a readable and vivid way. And thanks for your kind words on my picture. I almost titled it "lockdown" instead of "Nobody's home," but that made it seem too dark. Take care of yourself.

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  2. étonnant, oui. plus qu'étonnant même. quand monsieur Brach écrit que sa femme sortait beaucoup plus souvent que lui, je me suis étranglé de rire. et dire que ma femme me trouve agoraphobe ! il va falloir que je lui fasse lire ce texte, mais elle est très loin.
    et puisqu'il est question de restaurant, je me demande si nous ne nous sommes pas rencontrés en Suisse boulevard Raspail. un de mes problèmes neurologiques est de croire reconnaître des gens que je ne connais pas dans des lieux que je connais encore moins.

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  3. What beautiful subtle light in your photo with the great reflections. Have a good weekend, stay safe, and healthy. We will get through these troubling times.

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  4. I have so many phobias Kwarkito, too many 😉 but thankfully this is not one of them.... yet!

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  5. Cool reflection! I haven't been on a skateboard since 1979.

    We have this in common. "Mais bien que, — sans doute, parce que j'ai toujours éprouvé une grande difficulté à me lier aux autres — je demeure plutôt solitaire, je n'en suis pas pour autant si casanier que cela. J'aime bien bouger, musarder, traîner dans les musées, flâner".
    Sometimes I go months or years without speaking to anyone except my wife (if you don't count commerce and doctors). In fact I think you were the last person that I had a conversation with. I enjoyed it very much so maybe there's hope for me. :-)

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