en fait je suis tombé dans le panneau. Je suis allé voir cette exposition intitulé "the happy show" du designer Stefan Sagmeister (soit dit en passant je n'aimerais pas être autrichien et avoir de telles initiales). J'y ai même entraîné ma fille, ainsi que S. et ses enfants. J'en suis sorti particulièrement agacé. Mais bon, réduire le bonheur à un show, déjà, j'aurais dû me douter qu'il y avait une embrouille. Tout ça est tellement symptomatique du monde où nous vivons, de notre occident post-moderne où la pensée dominante tend de plus en plus à se réduire à quelques slogans débiles, à des maximes plus ou moins moralisatrices, à une communication sommaire, celle du tweet, du pitch, du spot de l'accroche. Un monde où l'on suggère par exemple à des étudiants de présenter le sujet de leur thèse en trois minutes en étant le plus fun possible au principe désormais établi "qu'on juge d'abord une personne avant de juger un contenu" (dixit Nicolas Beck sous-directeur du service culture scientifique et technique de l'université de Lorraine). Mais revenons au "happy show" : dans le public des jeunes gens photographiaient avec leur smartphone des messages inscrits sur les murs jaune vifs de l'expo comme s'ils étaient parole d'évangile et le fruit d'une réflexion profonde. "On a vraiment l'impression de se promener dans un ouvrage de développement personnel" en a très vite et fort justement conclu S. Par exemple étaient écrites à la main des phrases telles que "Si je ne demande pas, je n'obtiens pas" ou encore "Mon ami Marian dit que la véritable clé de mon bonheur serait d'arrêter de me préoccuper de mon propre bonheur et de me préoccuper de celui des autres" ou "Sois plus souple" et en dessous "je suis capable de me concentrer correctement ce qui va de pair avec un inconvénient considérable : une fois que j'ai emprunté une certaine direction il m'est difficile d'en changer. Je m'en suis souvent tenu à un programme, en me disant que le modifier ensuite serait fantaisiste, que ça dénoncerait un manque de caractère alors qu'en réalité je manquais simplement se souplesse" Putain, ça c'est du jus de bulbe. Et pourquoi pas "Sois plus souple tu pourras te sucer le gland et être autosuffisant" ou "Jeûne pour te faire moins chier dans la vie". Mais justement, je suis dans le faux quand je concocte ces deux slogans bidon. Car cette exposition est réalisée par un designer de pub, et elle utilise les moyens de la pub qui s'adresse aujourd'hui au consommateur à la première personne du singulier ("L'Oreal parce que je le vaux bien"). Le principe de la publicité aujourd'hui est de se mettre à la place de celui à qui s'adresse le message. On n'est plus dans l'injonction, mais dans la suggestion par l'exemple, dans la persuasion sournoise. Il ne s'agit plus de consommer un produit par ce qu'il est hypothétiquement bon, mais parce qu'il fait de toi un individu autre, différent, mais cependant semblable à tous ceux qui adhèreront à ce même message, et donc un individu moins seul et identifiable à un réseau (celui de ceux qui pensent pareil, qui ont le même identifiant, qui aiment, "likent" la même marque). Autrefois on t'incitait à adhérer à une cause, une organisation, un parti, maintenant il faut adhérer à un message faire corps avec lui, plus justement l'incorporer de sorte que l'on devienne aussi insidieusement ce message. Les habits deviennent des enseignes ou s'affichent en gros le logos ou le nom de la marque transformant en quelque sorte ceux qui les portent en enseigne ambulante, en valets. Et c'est de ce despotisme fourbe que relève cette publi-exposition. Si je fais ce qu'on m'on recommande je deviens un individu capable de vivre dans ce monde ignoble en m'adaptant sans me rebeller avec toutefois l'impression d'être quand même un être pensant. C'est par exemple la logique de Benetton qui prétend fabriquer "des images symboliques, avec (je cite) une touche d'espérance ironique et de provocation constructive pour promouvoir une réflexion sur la manière dont la foi, la politique, les idées même si elles sont opposées et diverses, peuvent amener au dialogue et à la médiation". Voilà, le "happy show" s'apparente à ce discours publicitaire qui prétend avoir un rôle moral à jouer. Lecteur assidu de Beckett Thomas Bernhard et Cioran (celui qui justement à propos du bonheur notait "il est tellement rare parce qu'on y accède qu'après la vieillesse, dans la sénilité, faveur dévolue à bien peu de mortels", ce prêchi-prêcha agrémenté de clips, de jingle visuels illustrant ces fulgurantes épiphanies qui feraient presque passer Philippe Delerm pour un penseur subtil, m'a bien vite gonflé. Le coup de grâce fut bien évidemment la sortie où l'on expose à la vente les produits dérivés de l'exposition des fois qu'on n'aurait pas tout retenu. On pourrait pourtant faire des trucs intéressant à partir d'un tel matériau. Y promener des SDF, ou des chômeurs de longue durée, ou des salariés victime de harcèlement au travail, et puis leur suggérer des commentaires, ou encore y balader de ces personnes irradiées par des appareils médicaux, ou encore les employés d'usine qui des années durant ont été exposés aux poussières d'amiante, inviter les petits vieux avec 400 euros de retraite par mois, les filles de banlieues qui se font balancer de l'acide au visage parce qu'elles veulent juste ne pas se soumettre aux petits caïds de leurs cités, les survivants des camps de transit africains enfin bon j'arrête là cette liste mais vous pouvez la continuer si vous voulez et puis leur offrir ensuite le livre "Économie du bonheur"
il n'y a pas d'économie du bonheur,
RépondreSupprimerse rendre du compte, qu'il n'est pas imposé mais souhaité!
n'est pas souhaité ce qui est imposé
et vice et versa
très joli texte en forme de poing!
j'ai une bonne crève moi
bonne soirée.
JORGE
Ton analyse est intelligente et poétique, ça me bouscule tant tout ce que tu écris est vrai, Tu brilles même dans le cynisme de ce que l'homme est devenu. ça secoue l'ami !
RépondreSupprimer:-)))
et j'adore quand ton cerveau s'attarde sur tes colères et tes indignations.
ça me gobe à tous les coups et ça glisse tout seul
:-)
Bravo, belle diatribe!
RépondreSupprimerCe double et exécrable message court rencontré quotidiennement: être heureux est facile,rapide, si tu ne l'es pas c'est ta faute...suis mes conseils, ma recette et hop! Vite, fait, bien fait.
Bonne journée Kwarkito
Nous on a vu l'expo et on est d'accord, c'était franchement nul. :'(
RépondreSupprimerUne liste d'injonctions moralisatrices, publicitaires et bien pensantes.
La décomposition du bonheur affichée en gros me semble un double sens révélateur. Même les designers ont un inconscient qui les trahit !
Bravo pour le texte et pour l'image.
Un texto como siempre inteligente, escrito con rabia. Una rabia necesaria cuando uno mira alrededor y ve por donde van algunas tendencias, claro que otras como muy bien apuntas no estarán allí porque no son correctas.
RépondreSupprimerUn abrazo
Si j'habitais tout près et aurais été sensible à ce genre de ramassis, tu m'évites de faire la visite guidée, car tu la fais merveilleusement bien. On sent le vécu et les ruades contre l'"ordre établi" ...La colère te va bien. Merci pour la visite.
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