Voilà
il ouvre la lettres de remerciements. Et c'est alors qu'il réalise qu'il a complètement oublié la sœur aînée. A aucun moment il n'a pensé à elle. Il ne lui a pas écrit ni téléphoné pour la circonstance. Elle avait disparu de son paysage mental et il ne s'en aperçoit que maintenant. Elle s'est effacée donc. Pourquoi quand comment ? C'est étrange, inexplicable. Pourtant les souvenirs ressurgissent. Elle a 19 ans, lui 17 elle est contre la porte d'entrée verte, vêtue d'un pull jaune, d'un jean bleu. Une conversation alors qu'il s'apprête à quitter l'appartement. Ce-jour là il pense elle est bien gaulée quand même la grande sœur elle doit avoir de bien beaux seins sous son pull. Et puis le soir aussi où elle a fêté ses vingt ans, chez ses parents. Il a bu de la sangria. La première fois peut-être où il a bu de la sangria servie dans des pastèques. C'est là qu'il a réalisé qu'il n'avait pas mangé de pastèque depuis l'âge de cinq ans. Il venait d'avoir les résultats du bac. Comment a-t-il pu l'oublier ? Que s'est-il passé ? Il sent bien que quelque chose cloche depuis ces derniers mois. Tout à coup il a peur. Plus peur que honte. Le monde, les choses, la réalité extérieure, son environnement, tout cela lui parvient de plus en plus distraitement comme un élément vague aux contours imprécis. Des choses autrefois simples paraissent à présent fabuleusement complexes. Et cette fatigue qui jamais ne le quitte. Lire, même lire devient un effort. Tout comme ouvrir le courrier. Et puis des objets sont là dont il ne comprend plus ni l'utilité ni le fonctionnement. Il lui arrive de nommer une chose par un substantif inadéquat. Il doit réfléchir pour accorder les temps de la conjugaison. L'orthographe devient déficiente. Développer un raisonnement cohérent s'avère de plus en plus laborieux. Il parvient encore à faire bonne figure. Mais pour combien de temps ? L'autre jour, dans la chambre d'amis de cette maison où il avait été accueilli, une fraction de seconde, face à la glace (il est vrai qu'il n'en possède pas chez lui où se voir en pied) il n'a pas reconnu son corps. Il lui a semblé que c'était celui d'un autre. Que ce ne pouvait être lui dans ce corps. Peu à peu Jean-Marie Cournoise se perd de vue, perd les autres de vue. Parfois des pans de réalité disparaissent. Comme sur Google Earth quand des zones sont moins précisément cartographiées. Ce phénomène lui évoque bien quelque chose mais quoi ? L'a-t-il rêvé, lu, quelqu'un lui en a-t-il déjà en parlé, a-t-il entendu ça dans une émission de radio ? La nuit les rêves reproduisent cette confusion. Les visages sur lesquels il est impossible de mettre un nom, les noms sans visage, les paysages familiers et énigmatiques...
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